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VALÉRIE Travaillant avec Stéphane Brizé depuis ses courts
métrages, elle était de nouveau en charge des décors
d’En guerre, présenté cette année en compétition.
Son travail est très lié au réel, mais reconstituer
une période donnée pour des films historiques
la passionne. PATRICE CARRÉ
SARADJIAN
Chef décoratrice
CHAQUE FILM A BESOIN
D’UNE IDENTITÉ VISUELLE PROPRE
© DR ET LE CHAMP DU CINÉMA EST VASTE.
DE “INTERSTELLAR” À “EN GUERRE”,
Vous êtes dans le métier depuis d’autres cinéastes. D’autre part, le travail
une vingtaine d’années. Comment avec Isabelle Czajka sur La vie domestique POURQUOI DEVRAIT-ON CHOISIR ?
avez-vous vu évoluer le métier et Tuer un homme a été très enrichissant.
de chef décorateur ? C’est une réalisatrice fine et subtile. Toutes
Il a changé en même temps que la ces rencontres ont façonné mes méthodes
société, avec le numérique et les moyens de travail, enrichi la vision de mon métier. Stéphane Brizé avait des demandes place pour les studios de Bry-sur-Marne.
de communication. Mais les outils que spécifiques sur ce film ? Les politiques doivent être conscients
nous avions restent utiles et même Il y a une typologie de films qui Investir un endroit qui poursuit son activité que notre cinéma contribue fortement au
indispensables. Les dessins et croquis vous intéressent plus que d’autres ? d’usine sidérurgique n’est pas simple. Il rayonnement de la France. Ce n’est pas
à la main ont souvent plus de charmes Mon travail est très lié au réel. Mais j’aime nous a fallu nous adapter aux lieux et assez mis en avant.
qu’un sketchUp, image numérique en aussi la part d’imagination et de rêve que au travail des employés. Nous avons
3D, utile pour visionner plus rapidement peut apporter l’histoire d’un scénario. J’ai aussi collaboré avec les syndicats locaux Vos métiers ne sont-ils pas
l’espace et les circulations. Pour moi, beaucoup travaillé sur des films contem- puisque l’histoire est celle d’une lutte menacés par l’emploi des fonds verts
les deux se complètent. Il ne s’agit pas porains et plutôt réalistes. C’est d’abord le syndicale contre la fermeture d’une usine. et des décors virtuels ?
d’une ancienne et d’une nouvelle école. cinéma que j’aime. Mais de par ma forma- Tout ceci implique des contraintes spéci- Je ne mets pas en opposition les différentes
Au contraire, nous pouvons utiliser deux tion initiale à l’École du Louvre en baroque fiques. Par ailleurs, dans la mesure du techniques. À chaque problème la bonne
sortes d’outils. Il peut être très utile d’agré- italien, les films historiques me fascinent. possible, Stéphane Brizé préfère travailler solution. Selon les souhaits de la réalisation
menter un décor avec des images numé- Se plonger dans une époque donnée et dans la continuité du scénario. Mais nous et les moyens de la production, il sera plus
riques en post production. Je suis en train la reconstituer est passionnant. J’ai eu avons dû par exemple monter et démonter judicieux de travailler avec telle ou telle
de travailler sur le crash d’un avion dans l’occasion de le faire pour deux épisodes le piquet de grève à plusieurs reprises. Le technique. Je ne crois pas à la fin des décors
la forêt vosgienne pour une série réalisée de Nicolas Le Floch réalisés par Edwin nouveau directeur de l’usine ne souhaitait construits. Il y a des modes, de nouveaux
par Jean-Marc Rudnicki, Un avion sans Baily. Et puis, bien sûr, avec Stéphane pas que nous le laissions en place moyens à expérimenter, mais les acteurs
elle. Nous construisons des morceaux Brizé sur Une vie. plusieurs jours d’affilée car l’usine avait et beaucoup de réalisateurs auront encore
de carlingue, avons acheté des éléments connu plusieurs plan sociaux draconiens. pendant longtemps besoin d’évoluer dans
d’avions que nous allons patiner. Des Comment se sont déroulés Or les banderoles et autres éléments du des lieux réels avec de vrais accessoires.
effets numériques viendront ensuite la production et le tournage décor rappelaient à tout le personnel cette Chaque film a besoin d’une identité visuelle
compléter la vision du site pour des feux d’En guerre ? période difficile. propre et le champ du cinéma est vaste.
supplémentaires et des arbres arrachés, Tout en décors naturels. Je n’ai jamais fait D’Interstellar à En guerre, pourquoi devrait-
qu’ils auraient été impossible de réaliser de studio avec Stéphane. Il préfère de vrais La situation de Bry-sur-Marne on choisir ? De toutes façons, pour l’instant,
autrement. C’est donc un tout. lieux. Émile Louis, son assistant, a trouvé est à nouveau en suspens, les interventions de postproduction restent
une usine dans le Lot-et-Garonne, Métal la Victorine semble sauvée... très onéreuses.
Des étapes marquantes Aquitaine. Nous nous y sommes installés Il est important de maintenir
dans votre carrière ? et avons travaillé ces décors naturels de telles structures en France ? Comment voyez-vous évoluer
La rencontre avec Stéphane Brizé a été en fonction de la narration. Cela nous a Évidemment ! Ce sont de magnifiques votre métier dans le futur ?
décisive pour moi. Nous avons commencé permis d’évoluer dans un vrai contexte outils de travail. En 2015, l’Association Je veille à la mixité de mes équipes.
à travailler ensemble sur son court ouvrier avec une esthétique industrielle des chefs décorateurs (ADC) et Métiers Lorsque j’ai débuté, nous ne devions pas
métrage L’œil qui traîne, puis enchaîné très intéressante. La collaboration avec le associés du décor (MAD) ont permis être plus de cinq ou six chefs décoratrices.
avec son premier long métrage, Le bleu personnel a été fructueuse. d’alerter et de défendre les studios de À présent, nous représentons un tiers des
des villes, en 1998. Ce fut aussi pour moi Bry-sur-Marne contre une spéculation membres de l’ADC. Cela reste encore
le premier film en tant que chef décora- immobilière abjecte. Heureusement une profession très masculine, mais de
trice. C’est quelqu’un de très exigeant que Transpalux a choisi de reprendre plus en plus de premiers assistants sont
et d’une grande précision. Il est capable l’exploitation du site avec le succès que des filles. Le métier se renouvelle ainsi
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de faire évoluer son scénario au fil du l’on sait. Le 7 art français a besoin de telles comme ça. En revanche, j’ai des craintes
tournage. Il faut être à l’écoute, souple, structures pour continuer à produire des quant au statut de l’intermittence. Il a
s’adapter à ses nouvelles idées, rebondir, films sur son territoire, tout en maintenant permis de développer notre cinéma d’une
s’ajuster. C’est passionnant de le voir évo- l’emploi, les métiers et les savoir-faire. Et façon inégalable dans le monde. Nous
luer dans son travail. Grâce à ses films, dans le contexte actuel d’un crédit d’impôt tenons tous à une politique forte du CNC
j’ai rencontré Miléna Poylo et Gilles Sacuto très bénéfique, il serait incohérent qu’une pour continuer à soutenir cette diversité
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de TS Productions qui m’ont présenté solution pérenne ne soit pas mise en exceptionnelle du 7 art français.
16 mai 2018