Cannes 2018 : Entretien avec Anja Kofmel, réalisatrice de "Chris the Swiss"
La cinéaste s'est inspirée d'une tragédie ayant frappé sa famille pour réaliser une œuvre hybride, qui prend ses racines dans les conflits ayant déchiré l'ex-Yougoslavie. Elle est présentée en compétition de la Semaine de la critique.
Comment présentez-vous votre film ?
Croatie, 7 janvier 1992 : au milieu des guerres yougoslaves, un jeune journaliste suisse est retrouvé mort, revêtu de l'uniforme d'un groupe international de mercenaires. C'était mon cousin. Et plus de 20 ans plus tard, je me suis mise en route pour enquêter sur son destin. Chris the Swiss est l'histoire d'un jeune journaliste suisse qui, pendant les guerres yougoslaves, s'est perdu dans le monde sombre et brutal des mercenaires et de la guerre.
Tout a donc commencé avec le meurtre de votre cousin journaliste. Quand avez-vous choisi d'en faire un film ?
Le meurtre de mon cousin Chris a marqué profondément mon enfance. Quand il est mort, j'avais dix ans. Je l'ai toujours admiré, pour ses voyages, ses aventures et son esprit libre. Je voulais être comme lui. À l'époque, il y avait un nom qui était mentionné à maintes reprises dans notre famille – Eduardo Flores alias Chico. Il était le fondateur d'un groupe de mercenaires appelés PIV que mon cousin avait rejoint. Quand j'ai atteint l'âge que Chris avait à sa mort, l'histoire m'a encore frappée. En 2009, "Chico" a été abattu en Bolivie lors d'une tentative d'assassinat du président Evo Morales. Ce fut le moment clé qui a fait que j'ai décidé de transformer l'histoire de Chris en film.
Vous avez écrit un scénario. Mais quel a été le matériel de base pour le tournage ?
Le scénario – en particulier les parties animées et fictionnelles – est basé sur les résultats des séquences documentaires que nous avons filmées et d'une recherche approfondie de plusieurs années. Il était très important pour moi de m'en tenir à la vérité, dès lors que j'avais assez d'informations pour en rendre compte. J'ai débuté mes recherches en parcourant les carnets de Chris, les articles et des journaux intimes de guerre. Et par le biais des documents que la famille avait récupérés immédiatement après le meurtre, j'ai pu retrouver et contacter celles et ceux dont le nom figurait. Certaines personnes étaient déjà mortes, d'autres avaient changé de nom ou ne voulaient tout simplement pas parler. Mais j'ai quand même trouvé des gens qui ont accepté de parler devant la caméra. Je me suis vite rendu compte que cette histoire était pleine de contradictions et semblait même un condensé de théories de conspiration. Un rapport croate affirme que Chris a été abattu par un tireur d'élite serbe, tandis qu'un rapport d'autopsie suisse confirme l'absence de blessures par balle sur le corps de Chris, mais des marques de torture et d'étranglement. Et dans les archives fédérales, j'ai trouvé un témoignage écrit d'un ancien PIV-mercenaire qui, deux ans après le meurtre, avait signalé, lors d'une déposition à la police londonienne, que le commandant Flores avait ordonné "l'élimination de Chris le Suisse".
Le projet fut difficile à monter ?
Ce film a été un défi à plusieurs niveaux. Du côté de la production et du financement, certaines questions revenaient sans cesse : c'est quoi ce film ? Documentaire ? Fiction ? Animation ? Pour quel guichet ? J'ai eu l'impression que les fonds d'aides et les chaînes de télévision n'avaient pas vraiment confiance dans le potentiel d'un tel film hybride, surtout lorsqu'il s'agit d'une première réalisation. En outre, sur un plan purement artistique, l'animation et le documentaire ont des modes de fabrication totalement opposés. Le documentaire prend forme dans la salle de montage, en se nourrissant des heures et des heures d'images, tandis que l'animation doit être planifiée avec précision avant de commencer. Avec un film moitié animation et moitié documentaire, le processus du montage peut en plus s'avérer très douloureux et difficile parce qu'il faut trouver la structure et le rythme alors que manque la moitié du matériel. Et si par la suite ce matériau manquant – l'animation – ne s'insère pas bien au montage, il est très compliqué de la refaire dans les délais. Et sur le plan du contenu, nous traitons d'un sujet sensible sur fond d'une guerre très brutale. J'ai passé un an et demi en Croatie pour y diriger l'équipe d'animation. Or pendant cette période, la situation politique du pays a changé, passant d'un gouvernement favorable et plutôt ouvert à un gouvernement plus restrictif essayant d'éviter tous les sujets qui tentaient d'explorer sérieusement le passé. Le fait que la Croatie soit un partenaire de coproduction nous a rendus encore plus vulnérables. Notre coproducteur de Zagreb a eu de sérieux problèmes dans son pays à cause du film. À un certain moment, l'organisation des anciens combattants croates a manifesté contre nous. Mais mon film est très bien documenté, nous avions un spécialiste de l'Histoire – Hrvoje Klasic – qui nous a été recommandé par le Croatian Film Fond (HAVC), ainsi que des historiens indépendants venus de l'extérieur qui nous servaient de garantie. Mais malgré cela, certains se sont ligués contre nous, en prétendant que tout est inventé.
Pourquoi cette forme hybride ?
J'ai décidé de mélanger l'animation et le documentaire en raison de la complexité du sujet. Je filme mes recherches et rencontre des témoins oculaires au moyen d'un mode documentaire classique, alors que l'animation me permet d'interpréter l'Histoire et de donner vie à la cruauté et au désespoir de la guerre d'une façon subjective. Plus de 25 ans après la mort de mon cousin, j'ai laissé ses notes me guider dans ma recherche sur les derniers jours dans la vie. Mon enquête m'a amenée à rencontrer divers témoins du passé, d'anciens collègues de son travail, aussi bien des journalistes que des combattants étrangers. Le film a été coproduit à quatre pays. Le principal producteur est la société zurichoise Dschoint Ventschr Filmproduktion. Les coproducteurs sont Nukleus Film (Croatie), ma.ja.de (Allemagne) et IV Films (Finlande), les télévisions suisses et Eurimage.
Comment s'est passé le tournage en direct ? Avez-vous rencontré des difficultés particulières au cours des entrevues ?
Pour la partie live action, je sentais que, si je voulais un jour tourner cette histoire, je devrais en devenir l'un des protagonistes. J'avais besoin de me montrer dans toutes sortes de situations de recherche. C'était souvent très difficile pour moi. Non seulement parce que j'étais devant la caméra alors que je devais réaliser mais aussi parce que l'objectif a capturé mes peurs, mes doutes et tous les problèmes que j'ai pu avoir. À la fin, je suis heureuse d'avoir suivi cette voie jusqu'au bout. Car à mes yeux, cela rend le film plus authentique.
Et pour la fabrication de la partie animée ? Qui avez-vous appelé ?
L'animation avait été faite en Croatie par une équipe d'environ 35 personnes. Nous avons choisi un studio d'animation à Zagreb. C'était une équipe mixte avec des animateurs suisses et croates de corse, mais aussi des talents venus de toute l'Europe, y compris de France.
Le montage a été long ?
Difficile à dire. Il a commencé assez tôt, avec un ours qui a servi de base pour le scénario et le storyboard. Nous avons monté en tout pendant plus de deux ans, avec des périodes d'interruption. En fait, cela a été un processus constant et continu d'intégration d'éléments et d'ajustements. Et tout cela en attendant que les animations soient prêtes.
À la fin, le film est-il similaire à ce que vous aviez en tête lorsque vous l'avez écrit ?
Ce film est le résultat d'un long processus. Et c'est très similaire à ce que j'avais en tête quand j'ai écrit le scénario. Même pour le son et la musique. Je l'avais en tête depuis tant d'années que je me doutais que je serais capable de transformer ces idées en film. Cette réalisation fut une lutte, une quête constante de la forme. Il n'a pas toujours été facile pour mon entourage de comprendre ce que j'avais en tête.
Qu'attendez-vous de cette sélection à la Semaine de la critique ?
Elle est très importante pour le film et est arrivée au bon moment. Nous luttons depuis près de deux ans, notamment contre des forces qui essaient d'empêcher sa sortie. J'espère que la première à Cannes aidera mon équipe en Croatie d'une part et nous aidera à montrer Chris the Swiss au public le plus large possible. Et pour finir : Chris the Swiss n'est pas un film sur les crimes de guerre en Croatie. Mais un film sur la fragilité des structures de notre société et le fait qu'il faille parfois peu de choses pour corroder une cohabitation pacifique. Et ce n'importe où dans le monde. Ce sujet – malheureusement – est plus pertinent que jamais.
Recueilli par Patrice Carré
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