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Cinéma

Cannes 2018 - Entretien avec Rohena Gera, réalisatrice de "Monsieur"

Date de publication : 14/05/2018 - 08:30

Pour son premier film, sélectionné par la Semaine de la critique, Rohena Gera a choisi de s'attaquer aux tabous de la société indienne, tout en faisant en sorte que l'histoire de Monsieur soit comprise en dehors de l'Inde.

Pouvez-vous présentez votre film en quelques mots ?
C'est l'histoire de deux mondes distincts et contrastés coexistant dans un même espace. L'histoire des deux personnes habitant ces deux mondes, qui commencent lentement à se connecter l'une à l'autre... là où des frontières invisibles, mais intransigeantes, commencent à s'estomper.  

Comment l'idée originale de "Monsieur" vous est-elle venue à l'esprit ?
J'étais très intéressée par l'idée de ces deux espaces, ces deux mondes, au sein d'une même maison... la ségrégation et pourtant l'intimité. J'ai grandi comme cela, avec une nounou qui vivait dans la maison avec nous, dont j'étais proche... mais qui était, en même temps, un étranger, une "autre". Et c'est quelque chose contre lequel j'ai lutté dès mon plus jeune âge, les disparités et les inégalités extrêmes. Pour certains, l'Inde est un pays difficile à visiter parce qu'on voit ces inégalités tout autour de soit, notamment dans la rue... mais quand c'est dans votre maison, c'est d'autant plus complexe. À 18 ans, je suis allée étudier à l'Université Stanford en Californie, mais je rentrais souvent chez moi en vacances. Je voyais alors de l'extérieur les inégalités flagrantes de notre mode de vie. Et je ne savais pas quoi faire. Pendant longtemps, je n'ai pas eu d'histoire pour exprimer tout cela d'une manière qui n'était ni prêcheuse ni moralisatrice. Elle est venue avec la maturité.

Il semble qu'au début, vous soyez partie sur les codes de la comédie romantique. Pour mieux les détourner ?
J'aime les films qui vous séduisent en créant un monde dans lequel vous avez envie de vous transporter. Car même si vos attentes sont déçues, cette séduction va tout de même persister. Cela dit, je tiens à préciser que je n'ai jamais cherché à manipuler le spectateur. C'est ainsi que j'ai toujours vu l'histoire. Je voulais faire un film que les gens auraient envie de voir et non un film qu'ils se seraient sentis obligés de voir.    

Un projet difficile à financer et à produire ?
Produire un film comme celui-ci en Inde n'est pas facile, d'autant plus qu'il s'agissait d'un premier long métrage. Les risques sont très élevés pour les producteurs, car ils n'ont pas de subventions ou de soutiens dédiés pour leur permettre d'encourager de nouveaux talents. Soit vous avez un casting prestigieux soit vous réalisez le film avec un budget très réduit, c'est-à-dire moins de 250 000 €. Cela ne me dérangeait pas de travailler avec un budget serré, mais je voulais tourner sur place, à Mumbai, ce qui supposait des coûts élevés. De plus, je voulais travailler avec la meilleure équipe possible. J'avais besoin de gens extrêmement expérimentés pour me soutenir. J'ai réalisé que si je voulais faire le film que j'avais en tête, je devais trouver un autre moyen de le faire, alors j'ai cherché des fonds privés, provenant de sources autres que celles du milieu du cinéma, y compris auprès de ma famille !

Par quel biais avez-vous rencontré vos producteurs ?
Mon mari, Brice Poisson, et moi avons déjà travaillé ensemble sur mon documentaire. Il est venu à bord en tant que producteur afin que je puisse me concentrer sur la réalisation, sachant qu'il soutenait pleinement ma vision. Nous avons notamment pris la décision de faire toute la postproduction image et son en France, malgré un surcoût. Nous ne savions pas si nous allions recevoir le soutien du fonds Cinémas du monde, mais nous avons fait ce choix car c'était important pour le film. Ma comédienne, Tillotama Shome, m'a présenté Thierry Lenouvel. Nous nous sommes vus à Paris puis à Goa, et il a accepté de venir à bord en tant que coproducteur minoritaire. Le budget final est de 650 000 €. 

Sur quelle base avez-vous choisi vos deux acteurs ?
Ratna, le personnage joué par Tillotama, est une veuve. Originaire d'un village du Maharashtra, elle travaille à présent à Mumbai. Elle a eu une vie difficile, mais ce n'est pas une victime. Elle est optimiste. En même temps, je ne voulais pas qu'elle ait l'air bête ou naïve. J'avais besoin que l'on comprenne tout ce qui n'est pas dit dans le film, que l'on ressente le poids de son passé et ses espoirs pour l'avenir, le tout dans un contexte très restreint au sein duquel elle ne peut pas vraiment s'exprimer ouvertement. Je voulais montrer un personnage qui n'avait pas été regardé depuis longtemps comme une femme. Or je sentais que Tillotama serait capable d'apporter cette complexité et cette profondeur à son personnage. Au début, nous ne la remarquons pas, tout comme Ashwin. Et peu à peu, il va l'avoir dans la peau. Je voulais que leur relation découle d'une lente découverte de l'autre, quelle ne passe pas par une attirance physique rapide. En ce qui concerne, Vivek pour le rôle d'Ashwin, j'avais été impressionnée par son travail. Et lors de l'audition, il m'a tout simplement époustouflée. Il était bien préparé et il a pris le contrôle de la scène. Son rôle est aussi très subtil, et pour que nous voyions les luttes intérieures qui le traversent, il devait vraiment vivre le rôle. Son personnage est habitué à porter un masque, jouant le rôle du bon fils. Et lentement, ce masque devait fondre. Vivek et Tillotama sont tous deux des acteurs travailleurs et entiers qui ont cherché la façon de comprendre le plus profondément possible leurs personnages. 

Pour le tournage, vous cherchiez des décors, des ambiances particulières ?
Nous avons tourné fin mars 2017 à Mumbai, ainsi que dans un village près de Mahabaleshwar. Pour l'appartement, je voulais un espace réel qui nous permettrait de sentir la ville en mouvement à l'extérieur. Il fallait que ce soit South Bombay qui est visuellement très différent de la banlieue Nord. Celle-ci aurait coûté beaucoup moins cher, mais cela ne convenait pas à l'histoire. Pour le village, je voulais un lieu qui soit beau. Non pas quelque chose qui représente la pauvreté, mais plutôt la nature. L'idée étant de montrer les contrastes entre leurs mondes mais aussi ce qu'elle laisse derrière elle quand elle vient à la ville. J'ai discuté avec la villageoise qui vivait dans la hutte où nous avons tourné. Elle m'a dit qu'elle avait une fille qui travaillait à Mumbai. Je lui ai demandé ce qu'elle pensait de Mumbai. Elle m'a répondu : "Eh bien, il n'y a pas cet air et cette vie là-bas... mais il faut aller au travail, pour se nourrir." C'était exactement le sentiment que je voulais transmettre. Cette maison, cet endroit sont un lieu que vous ne voulez pas nécessairement quitter. Mais vous devez le faire. 

Aviez-vous des besoins, des désirs particuliers de mise en scène ?
Nous avons passé beaucoup de temps à chercher le bon appartement pour tourner. Celui que nous retenu était parfait... sauf qu'il n'y avait aucun moyen pour moi de faire une série de plans que je sentais être la clé du film. Dans le scénario, j'avais un plan de l'extérieur, de deux fenêtres illuminées avec les deux personnages dans leurs mondes respectifs. Un plan qui se répétait à différents moments. Mais il n'y avait aucun moyen de le tourner à cause de la géographie du lieu. Nous avons donc décidé d'utiliser un travelling à travers le mur, pour relier ces deux espaces. Et je pense que cela apporte quelque chose de différent, quelque chose de plus intime et de moins familier. Souvent, les contraintes vous obligent à trouver la meilleure idée possible. 

À l'arrivée, le film est-il similaire à ce que vous aviez en tête au départ ?
Je dirais que oui. Mais c'est grâce à ma collaboration avec une équipe extraordinaire, qui l'a amené à un niveau que je trouve supérieur à ce que ce que je pouvais imaginer. 

Qu'attendez-vous de cette sélection à la Semaine de la critique ?
Tout d'abord, j'espère vraiment que les gens vont s'attacher au film et à son histoire. Je pense qu'il soulève des questions sur la société indienne qu'il est important de poser. J'espère que cette sélection aidera à ce qu'une certaine réflexion avance. Je suis très impatiente de me retrouver dans cette salle obscure avec le public et de le voir en train de regarder le film. Je sais que je vais retenir mon souffle !

Recueilli par Patrice Carré
© crédit photo :


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