Lumière MIFC 2018 - Vincent Paul-Boncour : "En 20 ans, la visibilité du cinéma de patrimoine a beaucoup évolué"
Alors que Carlotta Films célèbre ses 20 ans, retour avec son fondateur et dirigeant sur ce parcours dédié au cinéma de patrimoine et son actualité à Lumière. L’occasion d’aborder aussi, en passant, l’hommage à Bergman et le succès de la rétrospective Ozu cet été.
Carlotta souffle ses 20 bougies en 2018, le Festival Lumière célèbre ses 10 ans… Pensez-vous qu’une telle manifestation aurait été réalisable à vos débuts ?
En 20 ans, la vision et la visibilité du cinéma de patrimoine a beaucoup évolué, et dans le bon sens ! Tant mieux. Tous les festivals internationaux ont leur section "Classics", Cannes ayant été précurseur à ce sujet. Et en France, toutes les manifestations projettent de nouvelles restaurations, organisent des rétrospectives, des hommages. Ce n’était pas autant le cas voilà deux décennies. Le Festival Lumière aurait pu exister il y a 20 ans, mais il s’est créé certainement au bon moment, où le passage au numérique a apporté une nouvelle vision plus moderne du patrimoine, aux yeux des professionnels comme du public. Mais n’oublions pas que la culture cinéphile en France existait bel et bien avant nos 20 ans, avec des distributeurs et/ou exploitants historiques sur le créneau, des Festivals comme celui de La Rochelle, des cinémathèques et institutions, les ciné-clubs, etc. Nous sommes les héritiers de cette culture de cinéma, unique au monde, et contribuons, à notre petit niveau, à la perpétuer !
Parmi vos différentes actualités à Lumière, vous participez activement à l’hommage rendu à Bergman pour le 100e anniversaire de sa naissance. Selon vous, l’aura de ce cinéaste est-elle toujours intacte de nos jours, et si oui, pourquoi ?
Ingmar Bergman fait partie de ces grandes figures du cinéma, et de l’art en général, dont il faut montrer constamment les films au cinéma, et tous les autres médias, et faire redécouvrir tous les 10 ans à toutes les générations, notamment les nouvelles, pour que l’œuvre de si grands talents perdure et dure pour toujours. C’est ce que nous avons fait aussi cette année autour des films de Fassbinder et Ozu. Bergman, dont les œuvres sont d’une force et d’une modernité incroyables, nous parle complètement aujourd’hui, par rapport aux thèmes et à la société, et nous éblouit toujours tant par la forme que par le fond. À l’instar de tous les grands, nous sommes face à une œuvre actuelle, contemporaine, et que l’on peut découvrir comme un film de 2018 !
Pouvez-vous nous présenter vos autres films en sélection cette année ?
Parmi les moments forts, il y a bien sûr l’hommage à Peter Bogdanovich, réalisateur star des années 1970, du Nouvel Hollywood, mais oublié. Notamment parce que ses films n’étaient plus vus, plus montrés, et peut-être parce qu’il lui manque le "sur-film" comme ses camarades William Friedkin, Martin Scorsese ou Francis Ford Coppola. Bogdanovich est l’un des invités d’honneur du Festival Lumière. Nous présentons ici Saint Jack, que nous accompagnons en salle et en vidéo, et The Last Picture Show, que nous lançons en DVD et blu-ray. Ainsi que deux livres, coédités avec GM Éditions : Le cinéma comme élégie, passionnant ouvrage d’entretien entre le cinéaste et Jean-Baptiste Thoret, et le roman de Bogdanovich lui-même, jamais publié en France avant, La mise à mort de la licorne, qui revient sur sa tragique histoire avec son actrice Dorothy Stratten, sauvagement assassinée par son ex-amant. D’ailleurs, OCS propose une soirée entière ici, à Lyon, avec The Last Picture Show et le documentaire One Day Since Yesterday (Peter Bogdanovich et le film perdu) de Bill Teck. Bref, Peter Bogdanovich sera célébré comme jamais en France ! Mais je pourrais citer aussi Jean-Paul Rappeneau, King Hu, et bien d’autres…
Plusieurs événements ont ponctué ce 20e anniversaire cette année, dont une opération Pop-Up Store à Paris lancé voilà quelques semaines. D’où vous est venue l’idée et quel premier bilan pouvez-vous en tirer ?
L’idée était de célébrer de manière différente ces 20 ans, plus qu’une simple soirée, ou projection de films avec cocktail. Nous sommes au quotidien proche de notre public, en allant dans les salles, les points de vente vidéo, les festivals, etc. Nous avons développé un vrai public fidèle, une vraie communauté Carlotta qui nous suit. L'idée nous est donc venue d’ouvrir une partie de nos bureaux, tel un lieu éphémère, avec boutique, rencontres, animations, jeux (blind test et quizz). Avec passion, chaleur et amour autour du cinéma, et toutes ses formes, à notre image. Cela a été un vrai succès ! Mais nous allons aussi à la rencontre de nos publics dans la France entière. Je reviens du Cinéma Jean-Eustache à Pessac, qui a organisé une soirée anniversaire pour Carlotta, avec la projection de deux films et une rencontre sur le métier de distributeur. Suivront Lyon, Nantes, Toulouse et d’autres encore. Être au plus près des spectateurs tient surtout de la nécessité dans la transmission de la cinéphilie, et nous allons l’accentuer de plus en plus !
Lors d’une interview donnée à Venise, Alfonso Cuarón, récipiendaire du Lion d’or avec Roma, a justifié son partenariat avec Netflix en laissant entendre que même les grands cinéastes n’étaient "plus vus sur grand écran", en citant nommément Yasujirō Ozu, entre autres. Pourtant, la Rétrospective Ozu que vous avez sortie a été un des phénomènes classiques de l’été en salle. Qu’avez-vous à lui répondre ?
Il doit s’agir d’une opération de lavage de cerveau, ou de méconnaissance de la cinéphilie à travers le monde et particulièrement en France ! Alfonso Cuarón citait non seulement Ozu, mais aussi "Besson" (sic, comprendre Bresson) ou Antonioni, cinéastes dont on ne voyait plus les films sur grand écran. Plus de 30 000 spectateurs en France sont allés à La rétrospective Ozu, sortie le 1er août dernier. C’est un chiffre énorme. Actuellement, Bergman recueille un succès incroyable en salle, tant à La Cinémathèque Française, qui enchaîne les séances complètes, que dans les salles art et essai de France. Et nous ne sommes pas que l’exception, l’intégrale Bergman au Film Forum de New-York a battu tous les records de la salle cette année. Alfonso Cuarón se rendra sûrement compte à Lyon que le public va voir sur grand écran des classiques de l’histoire du cinéma, qu’ils soient connus ou méconnus !
Comment accueillez-vous et expliquez-vous ce succès contemporain pour le cinéaste nippon ?
Ozu fait partie de ces cinéastes qui ont toujours attiré le public, même s’il a été découvert sur le tard en France, qu’à partir de la fin des années 1970, bien après sa disparition. Depuis, sa notoriété ne fait qu’augmenter et il demeure aujourd’hui, avec Kurosawa, le cinéaste japonais le plus connu et le mieux aimé. Nous travaillons l’œuvre d’Ozu depuis 15 ans et nous n’avons jamais fait de telles entrées. Plusieurs vecteurs ont certainement contribué : le fait de proposer dix chefs-d’œuvre représentatifs de sa carrière, dans de sublimes versions restaurées 2K et 4K, dans des qualités d’image et de son jamais vus auparavant ; la découverte d’un nouveau cinéma japonais contemporain, qui donne envie de se pencher sur les œuvres du passé ; la manifestation Japonisme, etc. Enfin, surtout, les spectateurs d’aujourd’hui, toutes générations confondues, se sentent bien dans l’univers d’Ozu, veulent retrouver cette famille, ses personnages, de films en films, un peu à la manière d’une série dont on suit tous les épisodes. Ozu est peut-être le précurseur des fictions audiovisuelles.
Ce succès est aussi dû à un formidable public, qui a une vraie appétence cinéphile, mais aussi un réseau de salles art et essai, petites, moyennes et grandes villes qui fait un travail remarquable à l’année. Même si l'on sent que tout cela est fragile, et que nous restons sidérés que cette sortie événement de l’été n’ait pas été programmée dans de grandes agglomérations comme Toulouse, Nantes, Rennes ou Nancy ! Mais, La rétrospective Ozu reviendra l’été prochain, telle une seconde chance et de nouveaux spectateurs à séduire, encore et toujours !
Propos recueillis par Sylvain Devarieux
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