Lumière MIFC 2018 - L’Afrique face à ses défis
A sein d’une deuxième journée très tournée vers l’international, le Marché du film classique organisait une conférence, ce mercredi après-midi, autour des enjeux et problématiques auxquels le continent fait face pour sauvegarder et valoriser son patrimoine cinématographique.
Sur l’intitulé "L’Afrique : quelles collaborations à l’œuvre pour la valorisation du patrimoine cinématographique du continent ?", cette longue rencontre modérée par la journaliste Catherine Ruelle affichait pour ambition de livrer un état des lieux précis des défis, tant culturels qu’économiques, qui attendent le continent.
La première partie de la conférence fut consacrée à un rappel historique, en compagnie des cinéastes Mohamed Challouf et David Pierre Fila. L’occasion de mettre en perspective la situation actuelle d’un territoire dont l’industrie cinématographique s’est drastiquement asséchée en 20 ans, après une période d’éclosion culturelle suivant les mouvements d’indépendances dans les années 1960. Un dynamisme alors soutenu par un mouvement panafricain incarné par la Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci) et soutenu par l’éclosion de grands rendez-vous culturels, comme le Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou (Fespaco), né en 1969 au Burkina Fasso, ou encore les Journées cinématographiques de Carthage en Tunisie, initiées en 1966.
Une nécessaire coopération
"Il est primordial de parler de patrimoine quand on parle de 7e art africain", a déclaré Mohamed Challouf, qui milite pour "un mouvement panafricain nécessaire" sur cette question. "En regardant les moyens mis en place sur la rive nord de la Méditerranée pour la sauvegarde du cinéma local, je suis frustré de ne pas bénéficier de ces moyens chez nous. Même si nous avons beaucoup de soutien des institutions du Nord, nous avons intérêt de mettre en place une coopération. Nous n’avons pas de structures, pas de techniciens, les cinémathèques sont peu nombreuses et peu répandues. Nous avons beaucoup à récupérer et beaucoup à faire pour sauver nos archives." Le cinéaste tunisien a estimé qu’il y avait "urgence" en la matière et a appelé à "une sensibilisation de nos politiques pour que notre patrimoine soit sauvé".
Membre de la Fepaci, David-Pierre Fila a, pour sa part, jugé nécessaire de "dépasser les stratégies mises en place par les anciens mouvements fédérateurs". Selon le cinéaste, également photographe et producteur, "la fédération réunit 52 États et retrouve son dynamisme" depuis peu, mais ne doit pas s’arrêter à de simple enjeux continentaux. La nécessité de créer un marché pour le cinéma africain et son patrimoine passerait ainsi par "une collaboration entre pays du Sud. Il est important que l’Afrique soit représentée partout." Avec l’idée est de démocratiser le 7e art africain en mobilisant les publics d’origine africaine installés dans d’autres marchés en développement. "Les afro-descendants s’intéressent à ce cinéma et forment un nouveau public. C’est un marché à gagner."
La "relance" continentale
Responsable de la Cinémathèque africaine de l’Institut français, Véronique Joo Aisenberg est venue présenter le travail institutionnel autour de la préservation et la diffusion de sa collection de par le monde. Cette dernière compte 1 700 œuvres datant de 1960 à nos jours et trouve ainsi une exploitation non commerciale via le réseau de l’Institut, qui le fait rayonner au travers de 6 000 projections par an, et l’association d’une centaine de festivals. "Depuis la numérisation à la fin des années 2000, nous assistons à une relance du cinéma africain sur tout le continent, c’est une vraie renaissance", a-t-elle témoignée.
Le catalogue de cette Cinémathèque va d’ailleurs bénéficier d’un plan de numérisation et de restauration. Vingt-cinq films ont ainsi été désignés par des experts et professionnels africains pour en bénéficier à horizon 2020, où ils seront valorisés à l’occasion de la saison Africa 2020 de l’Institut français. À ce titre, Fad,jal (Grand-père, raconte-nous) (photo) de Safi Faye (1979) a servi d’exemple concret. Le long métrage sénégalais a été entièrement restauré et numérisé en 2K d’après les négatifs 16 mm, avec l’accord de la réalisatrice. La copie neuve a été inaugurée à Cannes Classics en mai, avant sa projection à Lyon dans le cadre du Festival Lumière. "C’est un exemple de projets que nous souhaitons développer", a expliqué Laurent Cormier, directeur du patrimoine cinématographique au CNC. "Il ne s’agit pas de restituer le patrimoine africain en l’état, mais de lui faire bénéficier de toute la parure numérique que nous sommes capables de faire aujourd’hui", toujours "dans le respect de l’œuvre originelle", afin de le faire rayonner en Afrique comme dans de grands événements mondiaux.
Les problématiques de conservation et restauration ont également été abordées sous l’angle technique, en présence de Pierre Boustouller, directeur commercial de la division restauration d’Eclair. Ce dernier a surtout attesté des difficultés rencontrées pour récupérer les éléments originaux des œuvres, pour la plupart postproduites en Europe et en France. "La fermeture des laboratoires dans le monde entier ont provoqué la perte de nombreuses bobines et éléments sonores. Le principal enjeu est de suivre le cheminement des négatifs originaux et des bandes sons", a analysé le dirigeant, citant même l’exemple de films perdus alors qu’ils ont "moins de 30 ans !"
Développer un marché
Le défi de taille du continent africain, et qui ne s’arrête pas seulement au seul cinéma de patrimoine, demeure la diffusion et l’exploitation. Là-dessus, plusieurs opérateurs privés mettent en place des initiatives en s’impliquant non seulement dans la restauration, mais aussi dans la distribution des œuvres. C’est le cas d’Orange, représenté dans le panel par Pascal Delarue, directeur général délégué d’Orange Studio. La filiale audiovisuelle du spécialiste des télécoms a en effet accéléré son implication dans la production de films, et notamment des coproductions africaines (La pirogue, Timbuktu…). Pour en venir au constat de la nécessité de développer un marché dans les pays d’origine.
"Dans un même élan que le développement de nos productions en Afrique, nous avons trouvé intéressant de participer à la restauration des premiers films de chacun des pays où ceux-ci sont diffusés, afin de les valoriser vis-à-vis de l’Histoire et de la culture de chaque territoire", a précisé le dirigeant. Devant le manque structurel d’exploitation cinématographique, l’opérateur s’est associé au circuit Canal Olympia du groupe Vivendi et à l’Institut français pour la diffusion de ces œuvres restaurées. "L’Afrique est très demandeuse pour retrouver sa culture."
"Problème de structure"
La rencontre s’est achevée sur le témoignage concret de trois professionnels africains : Stéphane Vieyra, fils du cinéaste béninois Paulin Soumanou Vieyra. L’association qu’il préside, PSV Films, se consacre à la préservation et la diffusion de l’œuvre de son père, disparu en 1987. Mais aussi Angèle Diabang Brener, réalisatrice, scénariste, productrice et monteuse sénégalaise, et Thierno Ibrahima Dia, rédacteur en chef d’Africiné. Cette dernière structure est d’ailleurs à la tête d’une base de donnée digitale recensant 17 000 films liés à l’Afrique. Africiné s’apprête également à reprendre les Rencontres cinématographiques de Dakar au Sénégal.
"Nous avons un problème de structure, qui fait que l’on se retrouve souvent à travailler seul pour tout faire", a expliqué Angèle Diabang Brener. "Faute de réseaux, il n’y a pas de distribution ni d’exploitation possible pour nos films. Aujourd’hui, le plus important est de nous organiser. On ne peut pas développer une industrie cinématographique si nous n’avons pas tous les maillons de la chaîne."
Sylvain Devarieux
© crédit photo : DRVous avez déjà un compte
Accès 24 heures
Pour lire cet article et accéder à tous les contenus du site durant 24 heures
cliquez ici