Jean Labadie : "N'exclure aucune piste pour sauver notre activité"
En complément à notre entretien paru dans Le Film français n° 3905 du 3 avril, retour avec le distributeur sur la stratégie de sortie de sa société Le Pacte, son regard sur l’activité vidéo et VàD et ses ambitions à la réouverture des salles.
Le Pacte semble être une des sociétés les plus proactives dans cette période, pour avoir rapidement décalé une grande partie de son programme. Pourquoi autant d’initiative ?
Nous sommes en relation constante avec les professionnels italiens, et nous voyions bien que la situation française suivait celle de l’Italie. Nous avions deux films dans les starting-block : Pinocchio de Matteo Garrone, dont nous avons dû stopper la campagne 10 jours avant la sortie, et La daronne de Jean-Paul Salomé. Tout était prêt, la presse mobilisée, les médias activés, l’affichage…
Bref, nous avons fait le pari que les salles seront rouvertes début juin, et avons décalé les films en conséquence. A condition qu’elles ouvrent en même temps, si l’ouverture se fait région par région, il sera impossible de sortir sur la période. En fait, notre décision de sortir en juin ou juillet ne sera définitive que si les salles rouvrent fin mai, sinon, nous devrons évidemment les décaler. En termes marketing, c’est un peu comme si l’on avait fait une énorme campagne préventive. On espère que cela restera bien dans la tête des gens, même s’il faudra surement réinvestir pour relancer les films à la réouverture.
Les frais engagés, très importants – jusqu’à 600 000€ pour le film de Matteo Garrone -, sont pour l’instant perdus. Pour autant, de nombreux bus circulent toujours avec nos affiches, ce qui en fait peut-être la plus longue campagne d’affichage que j’ai pu observer dans ma carrière ! Mais personne ou presque n’a l’occasion de les voir... Nous espérons d’ailleurs que, lorsqu’il faudra relancer la machine, les afficheurs et régies des salles accepteront une forte renégociation concernant les films qui sortaient à l’origine des 11, 18 et 25 mars. Cela dit, l’avantage de Pinocchio et La daronne demeure qu’ils sont en place, prêts à lancer. Et nous commençons aussi à préparer la sortie des Méchants de Mouloud Achour et Dominique Baumard.
Comment répondez-vous aux critiques vous qualifiant de francs-tireurs, pour aller, en fixant vos dates aussi rapidement, à l’encontre des appels de certains distributeurs, qui souhaitent une concertation solidaire pour éviter des effets d’encombrement les premiers mois après la réouverture des salles ?
C’est justement pour éviter cet encombrement que nous avons ainsi datés nos films ! Nous aurions pu placer Pinocchio ou La daronne fin octobre, si nous n’avions pas ce sujet à cœur. Nous souhaitons aussi être solidaires des salles sur cette période de début de reprise, en proposant des titres capables de fédérer les spectateurs, sans encombrer les écrans. Et ces dates n’empêcheront pas pour autant d’autres films de sortir.
Quelles sont vos attentes pour la réouverture des salles ?
Nous avons la chance de bénéficier d’un réseau de salles fort en France, très implanté. Aussi, cet été, je n’imagine pas les Français partir à étranger en vacances. Ils vont rester ici. Comme les Américains ont décalé presque toutes leurs sorties mondiales, l’offre française sera nettement majoritaire à la reprise, surtout en termes de nouveautés. Il faudra fournir aux salles des films attractifs, mais aussi apprendre à les lancer différemment, car on ne pourra plus, dans un premier temps, s’appuyer sur les dispositifs marketing classiques – il sera par exemple difficile de mobiliser efficacement le public avec des bandes-annonces en salle dans le premier mois. Il est surtout important de préserver une confiance de travail réciproque avec l’exploitation. Sans dialogue, cela risque de rendre cette épreuve plus dure pour chacun.
A ce jour, votre prochaine sortie à venir est Les méchants, premier long de Mouloud Achour et Dominique Baumard, en salle le 20 juin. Quelles sont vos ambitions pour ce film ?
Nous plaçons beaucoup d’ambition dans Les méchants, que nous envisageons de sortir sur 400 à 500 écrans. C’est une comédie française moderne, au casting fort - Ludivine Sagnier, Mathieu Kassovitz, Alban Ivanov, Alexis Manenti, Kyan Khojandi, Anthony Bajon, Hakil Jemili, Djimo, Stavo… -, et que nous destinons principalement aux ados et jeunes adultes. Ces derniers seront surement les premiers publics à ressortir en salle – les séniors auront surement besoin de plus de temps pour se remobiliser.
Avec les producteurs, Toufik Ayadi et Christophe Barral de Srab Films, nous faisons tout pour terminer la post-production rapidement, dans des conditions difficiles, afin de le livrer à temps pour une sortie le 24 juin. Nous devrions obtenir un DCP non définitif fin mai pour les premières projections, et une livraison définitive 10 jours plus tard pour le lancement presse. Cela demande une savoir-faire et une mobilisation de toute l’équipe. L’avantage de ce film est qu’il peut naturellement générer un buzz sur le Web et les réseaux sociaux, et offre donc des opportunités de promotion rapide et efficace en digital. Ce qui sera tout à fait adapté au contexte.
Vous évoquez dans nos pages les difficultés pour un distributeur indépendant de compenser le manque à gagner dû aux fermetures des salles…
Auparavant, en situation de crise – due à un attentat ou une canicule -, nous pouvions toujours nous appuyer au moins sur les recettes vidéo, ce qui n’est plus possible aujourd’hui car l’activité a été tuée par le piratage. D’ailleurs, cette période de confinement est surement très favorable au piratage, car nous d’avons toujours pas les outils nécessaires pour lutter contre. Notre ministre de la Culture, qui avait promis d’en faire sa priorité, n’a toujours rien concrétisé sur le sujet. En outre, nous nous apprêtions à lancer Les misérables en DVD/BR, pour lequel nous avons beaucoup d’ambition, mais cela est bien sûr devenu impossible à cause de la fermeture des boutiques. Et il est difficile de compter sur les ventes en télévision. Tous les diffuseurs manquent de visibilité sur leurs recettes, et suspendent pour le moment leurs acquisitions.
La VàD représente-t-elle un réel relais en cette période de confinement ?
Je n’ai personnellement que peu de visibilité. Je sais que les plateformes VàD affichent une augmentation sensible de visites et de locations. Les misérables paraît très bien parti en VàD-EST, mais il était encore en salle lors de la fermeture. Il faudra tirer un bilan sur plusieurs semaines pour évaluer si cela est significatif face aux pertes en salle et en vidéo physique.
Les plateformes de SVàD ont-elles un rôle à jouer pour vous ?
Si l’embouteillage en salle est trop lourd à la reprise, et si les plus importants festivals, nécessaires à certains films pour leur lancement, sont annulés ou reportés d’un an, nous serons forcés de nous adapter. Il ne faut exclure aucune piste pour sauver notre activité. Nous pouvons donc envisager de vendre certains titres aux plateformes. Pas les films français, évidemment, car ce choix revient aux producteurs. Mais sur les œuvres internationales, ce peut-être une opportunité si le prix d’achat d’une plateforme couvre en partie celui du film – y compris Pinocchio si nous n’avons pas la possibilité de faire venir Roberto Benigni pour la promotion à Paris. S’il n’y pas d’autres solutions pour générer des revenus, il faudra peut-être en passer par-là.
Propos recueillis par Sylvain Devarieux
© crédit photo : Thomas Lavelle - Contour by Getty pour LFFVous avez déjà un compte
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