Cinéma

Gaëlle Rodeville : "Il était inimaginable que le Festival d’Aubagne n’ait pas lieu"

Date de publication : 06/04/2020 - 15:30

Alors que la 21e édition du Festival International du Film d’Aubagne, totalement dématérialisée sur Internet, s’est achevée ce week-end, retour à chaud sur cette expérience particulière avec sa déléguée générale, qui évoque aussi bien les contraintes que les leçons et les bonnes surprises du dispositif.

Comment jugez-vous le palmarès rendu public ce samedi, à l’issue de cette 21e édition entièrement dématérialisée ?
Très favorablement. C’est aussi une validation : les films primés avaient déjà été remarqués par l’ensemble des comités de sélection. Nous partageons donc entièrement le choix des jurés. Et nous sommes d’ailleurs très heureux, malgré la situation et la dématérialisation, d’avoir pu mener ces films au bout, et d’avoir partagé notre envie avec le public. En fonction de l’évolution des prochains mois, ces œuvres vont débuter leur carrière dans des conditions vraiment difficiles. Cela ne va pas être simple pour eux de toucher leur public. Nous sommes donc ravis de les avoir accompagnés et mis en lumière ainsi.

Qu’est-ce qui a guidé le choix de dématérialiser la manifestation plutôt que de la reporter ?
A 15 jours du lancement du festival, il était impossible de reporter. Il faut aussi prendre en compte que, début mars, au moment où la crise sanitaire émergeait, il y avait déjà de grosses différences régionales en termes de prise de conscience, et notamment entre les territoires du Sud et l’Île-de-France ou le Grand Est. Lors de notre conférence de presse locale, le 3 mars, aucun journaliste présent n’a questionné la possibilité ou non d’organiser le festival. Il n’était pas imaginable que le festival n’ait pas lieu. Aussi, la manifestation devant débuter le 30 mars, tout notre budget était déjà engagé : conférences, dispositif d’accueil des 300 professionnels du volet pro, partenaires, invités… Tout reporter aurait nécessité un soutien supplémentaire et conséquent de nos partenaires, afin de tout rééditer et renouveler- catalogue, programme, supports de communication dont affiches, badge, PLV... De plus, nous ne pouvions pas compter sur le remboursement total des frais de transports, déjà réglés, et dont nous avons dû prendre une partie en charge.

Au 15 mars, nous savions enfin que n’étions pas en mesure d’assurer avec qualité la tenue du festival. Deux solutions s’ouvraient à nous : annuler ou trouver autre chose. Notre avantage est que nous sommes assez nombreux au sein de l’équipe à l’approche de la manifestation, et personne n’avait envie de voir une année de travail réduite à néant. Tout maintenir a demandé beaucoup d’efforts : il a fallu renégocier tous les droits, acheter la plateforme d’accueil et faire en sorte que rencontres professionnelles puissent se maintenir. Se posait enfin, et surtout, la question du respect des œuvres et des artistes, et nos valeurs éditoriales et culturelles. Nous étions déterminés à aller jusqu’au bout pour porter ces dernières.

Comment avez-vous justement organisé les choses, dans ces circonstances bien particulières, avec vos jurys ?
L’organisation a dû être gérée très rapidement. Globalement, nous n’avons eu que 15 jours pour organiser le dispositif le dispositif digital et la plateforme VàD. Pendant cette période, nous avons étudié toutes les possibilités. Tout cela s’est donc agencé rapidement. L’annulation du festival "physique" ne nous a laissé que deux semaines. La première chose fut, dès le lendemain de la décision d’annuler le festival "physique", de poser la question aux jurés pour savoir s’ils acceptaient de poursuivre l’aventure en digital, d’aller jusqu’au bout – jusqu’à primer les œuvres - malgré les conditions de visionnage qui n’étaient évidemment pas idéales. Tous ont répondu presque instantanément, avec beaucoup d’enthousiasme.

Evidemment, pour les compétitions, il y a aussi une question de confiance avec les jurés, pour s’assurer qu’ils regardent les films. Il nous fallait leur mettre à disposition, toujours très rapidement, l’ensemble des films, en passant soit par notre plateforme VàD ou par nos serveurs déjà en place, ou encore des espaces que nous utilisions normalement pour la compétition courts métrages. Nous avons aussi mis en place un système de fiches de présélection, afin de leur donner un maximum d’informations nécessaires à leur jugement. Nous avons enfin instauré un contact régulier, quotidien, avec eux, afin de pouvoir répondre à leurs questions et demandes à tout instant, qu’ils s’agisse des critères de sélection ou du contexte. Notre spécificité éditoriale, autour de la jeune création cinématographique, et donc les premières œuvres, et la création musicale et sonore pour l’image, amène souvent les jurés à des questionnements bien spécifiques.

Il y avait aussi des différences notables d’organisation entre le jury des courts métrages, qui devait visionner 71 films, et celui des longs, qui n’en avait qu’une dizaine à voir. Pour les courts, il était compliqué d’organiser des séances de délibérations en téléconférence prenant en compte l’intégralité de la sélection. Nous avons mis en place un système de shortlists éliminatoires, mises en réseau entre les jurés afin de leur permettre de délibérer au final sur une shortlist commune et parvenir à des choix communs. Pour les longs, ce fut plus rapide, avec deux délibérations préliminaires avant la délibération finale.

Quel bilan tirez-vous donc de cette édition dématérialisée ?
Le premier bilan est très positif, et même au-delà de nos attentes. Le fait que la plateforme de visionnage était entièrement gratuite a surement beaucoup aidé. Nous avons 18 000 créations de comptes sur la plateforme de visionnage – un chiffre que l’on ne peut pas faire correspondre au nombre "d’entrées éventuelles", car un même compte peut évidemment aller voir plusieurs films, et plusieurs utilisateurs peuvent regarder avec le même compte. Nous avons recensé 50 000 lectures environ, dont 20 000 vues complètes. A partir de là, on pourrait évaluer à un peu plus de 40 000 utilisateurs au total, venus du monde entier. Ce qui est exceptionnel, parce qu’Aubagne a, en temps normal, une capacité d’accueil de 30 000 spectateurs maximum, et une fréquentation située entre 24 000 et 26 000 spectateurs chaque année, dont beaucoup de scolaires. Or, cette année, nous n’avons pas pu mettre en place le dispositif scolaire. Au regard des conditions, les résultats de cette édition digitale sont spectaculaires.

Côté professionnel, toutefois, il est encore un peu tôt pour tirer un bilan. Les rencontres ont eu lieu en fin de semaine, et nous avons recensé 250 professionnels participants. Notre dispositif phare demeure le marché européen de la composition musicale pour l’image, qui permet à des projets de films déjà financés de trouver leur compositeur musical ou sonore. Habituellement, en moyenne, 85% à 90% des rencontres se concrétisent - par exemple, les deux précédentes Caméra d’or du Festival de Cannes, Girl de Lukas Dhont et Nuestras madres de César Díaz, sont issues de ces rencontres. Cette année, les échos ont été très favorables, Tout s’est passé beaucoup mieux que nous l’espérions, et malgré les conditions et les problèmes de bande passante rencontrés, nous devrions finalement parvenir à des statistiques à peu près similaires aux années précédentes.

Quels enseignements tirez-vous de cette expérience pour les prochaines éditions ?
Tout d’abord, il est nécessaire de relativiser. Il ne faut pas oublier que le succès de la plateforme VàD est à remettre dans un contexte particulier de confinement, pour la troisième semaine consécutive en France et dans beaucoup de pays. Ce qui est propice aux usages VàD. Après, il est évident que cette édition n’a rien à voir avec ce que l’on vit habituellement lors du Festival d’Aubagne. Pour nous, les valeurs de partage, de découverte et de vivre ensemble sont primordiales, et aucun évènement digital de ce genre ne saurait les remplacer.

Après, quand voit le succès de la plateforme, avec seulement deux semaines de préparation et de communication, cela ouvre tout de même de nouvelles perspectives. Nous pourrions envisager de poursuivre avec un système d’abonnement à l’année, afin de continuer à accompagner en VàD les œuvres présentées lors des précédents festivals. Et tout particulièrement celles pour lesquelles nous participons à la création musicale avec la Sacem, en cofinancement. Nous pourrions ainsi donner une visibilité supplémentaire à des œuvres, nationales comme internationales, tout au nom de l’année. Ce pourrait être un complément à la manifestation, qui permettrait aux artistes de toucher un maximum de public dans le monde, et continuer à faire vivre leurs œuvres au-delà du festival.

propos recueillis par Sylvain Devarieux
© crédit photo : DR


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