Cannes 2021 - Jeanne Lapoirie, directrice de la photographie : "Je suis née en quelque sorte dans le cinéma d’auteur"
Date de publication : 11/07/2021 - 09:46
Signant cette année à Cannes les images de Benedetta de Paul Verhoeven et de La Fracture de Catherine Corsini, elle s’est formée avec le cinéma d’André Téchiné, travaillant notamment par la suite avec Robin Campillo, Arnaud Despallière ou Valeria Bruni Tedeschi. Voici une version plus longue de son entretien paru dans notre quotidien cannois du 11 juillet.
Vous sentez-vous plus à l'aise dans une certaine tendance du cinéma français ?
Je suis née en quelque sorte dans le cinéma d’auteur. J’avais fait mes derniers longs métrages en tant que première assistante avec Thierry Arbogast. C’est ainsi que j’ai rencontré André Techiné puisque Arbogast était chef opérateur sur ses films. Et cela a été déterminant, car Téchiné m’a fait passer à la photographie pour Les roseaux sauvages, alors que j’avais à peine 30 ans. Ensuite, j’ai enchaîné quasi naturellement dans ce type de cinéma, dans cette famille où je me sens mieux qu’ailleurs.
Ce que vous avez appris avec André Téchiné continue-t-il de vous influencer ?
J’ai en effet gardé certaines façons d’opérer. Téchiné était toujours à la limite de ne pas faire lire le scénario aux comédiens, leur donnant le texte de la scène au dernier moment. Il m’a appris aussi à ne pas savoir précisément à l’avance ce qu’on va tourner, à toujours garder une sorte de souplesse, afin d’être capable de se servir de tout ce qui peut arriver, même par hasard. C’est pour cela qu’il tournait à deux caméras. Si un acteur se trompait, il savait qu’il pourrait monter la scène car il avait déjà le contrechamp. Cela lui permettait d’introduire certains accidents. Et ça, je l’ai gardé. Valeria Bruni Tedeschi cultive d’ailleurs à peu près la même approche. Elle fait lancer le moteur en toute discrétion afin que les acteurs soient le plus naturels possibles. Quand on a tourné Les roseaux sauvages, Téchiné m’avait dit : "Chez moi, dans le Sud-Ouest, le soleil est très fort, mais à l’ombre, tout est noir." À l’époque, j’avais fait des courts métrages pour lesquels j’avais surdéveloppé la pellicule. Cela poussait le contraste et donnait des couleurs saturées. Il a trouvé ça fantastique. Et je continue à tourner de cette façon, avec une image en général contrastée et assez colorée.
Comment s’est produite la rencontre avec Paul Verhoeven ?
Je suis arrivée par le producteur Saïd Ben Saïd. Je pense que Verhoeven voulait changer d’opérateur par rapport à Elle et qu’il avait vu mon travail sur Michael Kohlhaas, d’Arnaud des Pallières dont l’action se déroule aussi au XVIe siècle.
Il avait des demandes précises pour l’image de Benedetta ?
Pas tellement, car c’est quelqu’un qui laisse beaucoup de liberté à ses collaborateurs techniques, mais aussi à ses comédiens puisqu’il intervient assez peu dans leur jeu. Il m’a simplement dit qu’il voulait tourner avec deux caméras et à l’épaule et qu’il y aurait assez peu de mouvements dans le découpage. Comme c’est un univers de couvent, il voulait quelque chose d’assez posé. Il ne m’a pas vraiment donné de direction en termes de lumière. Il m’a simplement posé des questions sur la façon dont j’allais éclairer à la bougie. Il ne voulait pas se retrouver dans une image comme celle de Barry Lyndon, où on voit plus les bougies que les comédiens, mais il ne voulait pas non plus suréclairer. En fin de compte il m’a laissée très libre et je me suis laissée embarquer par lui.
Vous avez rencontré des difficultés particulières lors du tournage ?
Le couvent du film est constitué de deux abbayes différentes en France, le Thoronet (Var) et Silvacane (Bouches-du-Rhône), tandis que les extérieurs étaient faits en Italie, sur des places de village. Ils ont été tournés en juillet août, où le soleil est très dur, mais malheureusement nous ne pouvions pas changer les dates de tournage. De plus Verhoeven découpe beaucoup, puisqu’il peut y avoir 30 plans dans une scène. Par ailleurs, à l’intérieur des séquences, il veut tourner dans l’ordre chronologique. Par exemple, le tournage de la scène finale a duré cinq jours. Évidemment le soleil tourne, les ombres changent de place et tout raccorder jour après jour était très difficile. Un jour, alors que j’essayais de négocier un meilleur moment pour tourner certains plans, Paul m’a répondu : "Les raccords lumière, c’est old fashion." J’ai ri et je lui ai dit que je ne ferais pas ma carrière sur les raccords lumière, que si c’était ok pour son montage, j’étais prête à le suivre !
Je suis née en quelque sorte dans le cinéma d’auteur. J’avais fait mes derniers longs métrages en tant que première assistante avec Thierry Arbogast. C’est ainsi que j’ai rencontré André Techiné puisque Arbogast était chef opérateur sur ses films. Et cela a été déterminant, car Téchiné m’a fait passer à la photographie pour Les roseaux sauvages, alors que j’avais à peine 30 ans. Ensuite, j’ai enchaîné quasi naturellement dans ce type de cinéma, dans cette famille où je me sens mieux qu’ailleurs.
Ce que vous avez appris avec André Téchiné continue-t-il de vous influencer ?
J’ai en effet gardé certaines façons d’opérer. Téchiné était toujours à la limite de ne pas faire lire le scénario aux comédiens, leur donnant le texte de la scène au dernier moment. Il m’a appris aussi à ne pas savoir précisément à l’avance ce qu’on va tourner, à toujours garder une sorte de souplesse, afin d’être capable de se servir de tout ce qui peut arriver, même par hasard. C’est pour cela qu’il tournait à deux caméras. Si un acteur se trompait, il savait qu’il pourrait monter la scène car il avait déjà le contrechamp. Cela lui permettait d’introduire certains accidents. Et ça, je l’ai gardé. Valeria Bruni Tedeschi cultive d’ailleurs à peu près la même approche. Elle fait lancer le moteur en toute discrétion afin que les acteurs soient le plus naturels possibles. Quand on a tourné Les roseaux sauvages, Téchiné m’avait dit : "Chez moi, dans le Sud-Ouest, le soleil est très fort, mais à l’ombre, tout est noir." À l’époque, j’avais fait des courts métrages pour lesquels j’avais surdéveloppé la pellicule. Cela poussait le contraste et donnait des couleurs saturées. Il a trouvé ça fantastique. Et je continue à tourner de cette façon, avec une image en général contrastée et assez colorée.
Comment s’est produite la rencontre avec Paul Verhoeven ?
Je suis arrivée par le producteur Saïd Ben Saïd. Je pense que Verhoeven voulait changer d’opérateur par rapport à Elle et qu’il avait vu mon travail sur Michael Kohlhaas, d’Arnaud des Pallières dont l’action se déroule aussi au XVIe siècle.
Il avait des demandes précises pour l’image de Benedetta ?
Pas tellement, car c’est quelqu’un qui laisse beaucoup de liberté à ses collaborateurs techniques, mais aussi à ses comédiens puisqu’il intervient assez peu dans leur jeu. Il m’a simplement dit qu’il voulait tourner avec deux caméras et à l’épaule et qu’il y aurait assez peu de mouvements dans le découpage. Comme c’est un univers de couvent, il voulait quelque chose d’assez posé. Il ne m’a pas vraiment donné de direction en termes de lumière. Il m’a simplement posé des questions sur la façon dont j’allais éclairer à la bougie. Il ne voulait pas se retrouver dans une image comme celle de Barry Lyndon, où on voit plus les bougies que les comédiens, mais il ne voulait pas non plus suréclairer. En fin de compte il m’a laissée très libre et je me suis laissée embarquer par lui.
Vous avez rencontré des difficultés particulières lors du tournage ?
Le couvent du film est constitué de deux abbayes différentes en France, le Thoronet (Var) et Silvacane (Bouches-du-Rhône), tandis que les extérieurs étaient faits en Italie, sur des places de village. Ils ont été tournés en juillet août, où le soleil est très dur, mais malheureusement nous ne pouvions pas changer les dates de tournage. De plus Verhoeven découpe beaucoup, puisqu’il peut y avoir 30 plans dans une scène. Par ailleurs, à l’intérieur des séquences, il veut tourner dans l’ordre chronologique. Par exemple, le tournage de la scène finale a duré cinq jours. Évidemment le soleil tourne, les ombres changent de place et tout raccorder jour après jour était très difficile. Un jour, alors que j’essayais de négocier un meilleur moment pour tourner certains plans, Paul m’a répondu : "Les raccords lumière, c’est old fashion." J’ai ri et je lui ai dit que je ne ferais pas ma carrière sur les raccords lumière, que si c’était ok pour son montage, j’étais prête à le suivre !
La fracture est votre 4e collaboration avec Catherine Corsini. Comment avez-vous pensé l’image du film ?
Catherine Corsini avait découvert le travail d’un photographe, Corentin Folhen, sur l’hôpital Lariboisière. Cela ne correspondait pas du tout à ce que l’on peut imaginer d’un hôpital, à savoir un milieu très blanc. C’était plutôt des photos assez denses où par exemple, il pouvait y avoir juste une petite lumière allumée dans un bureau, tout le reste étant sombre. Cela lui plaisait bien et j’ai tout de suite accroché, parce que, au début, je me disais que tout un film dans un hôpital ne serait pas très sexy en termes de décors. Nous sommes donc partis dans cette direction, d’autant que l’action se déroule de nuit dans un service d’urgences. Ne pas tout éclairer, et laisser des zones plus sombres a permis de dramatiser un peu, même si le propos est celui de la comédie.
Là aussi, des problèmes précis à surmonter durant le tournage ?
Pas particulièrement en termes d’images, mais cela s’est avéré compliqué pour les décors. Tout est censé se dérouler dans un service d’urgences, donc en décor unique. Pour les intérieurs nous étions dans le bâtiment d’Airbus à Suresnes, qui est utilisé par pas mal de tournages. Tout s’est corsé pour les extérieurs. Comme nous avons eu le soutien d’une région, il fallait tourner à Lyon. Or le second confinement est intervenu en plein tournage. Les décors lyonnais étant en majeure partie des hôpitaux, nous n’avons pas eu les autorisations. Ensuite il y a une scène de manifestation de Gilets jaunes. Nous avions l’accord de la mairie de Paris pour tourner dans le 8e arrondissement, mais au dernier moment la Préfecture a dit non. Nous avons cherché en province des décors approchant, mais là aussi il a fallu essuyer des refus préfectoraux. En fin de compte, nous avons tourné dans une cour intérieure du château de Fontainebleau, avec des fonds verts derrière les manifestants.
Les métiers de l'image ont subi des transformations sans précédent en 10 ans, et ce n'est pas fini. N'êtes-vous pas contrainte par une technique qui évolue en permanence ?
Je suis arrivée tard au numérique, j’ai vraiment attendu le dernier moment. Cela ne m’intéressait pas, je n’aimais pas ce que je voyais. Et puis le jour où Arriflex a sorti l’Alexa, je me suis dit que ce n’était pas mal. J’ai fait Michael Kohlhaas en Alexa et en fait j’ai adoré. Le numérique m’a apporté un gain de liberté. Les tournages vont plus vite, et en tant que chefs ops, on n’est plus angoissés, on ne se demande plus s’il va y avoir quelque chose sur la pellicule. Certes, il y a beaucoup d’évolutions, mais de toute façon je ne change pas de matériel. Je fais quasiment tous mes films avec la même caméra, comme à l’époque du 35 mm, je ne changeais pas de pellicule, j’ai fait tous mes films en Kodak. Les sources d’éclairage aussi évoluent sans cesse depuis l’arrivée des Leds. Dans ce cas-là c’est mon chef électro, Nicolas Dixmier, qui me propose des nouveautés. On essaie et puis on les garde ou pas.
Votre caméra fétiche, c’est l’Alexa ?
Voilà. Je n’arrive pas à passer à la Sony ou à la Red. J’ai du mal.
En tant que femme, vous êtes-vous retrouvée face à des obstacles ou des réticences qu’un homme n’aurait jamais eu à affronter ?
J’ai commencé avec Téchiné, ce qui était une super carte de visite. Ensuite, tous ceux qui m’ont proposé de faire des films n’avaient aucun problème pour tourner avec des femmes. J’ai aussi tourné avec beaucoup de réalisatrices, ce qui ne veut d’ailleurs rien dire, parce que certaines femmes préfèrent des hommes à la caméra. Je pense tout de même que j’ai eu de la chance. Mais il ne faut pas oublier que je travaille sur du cinéma d’auteur. Or c’est dans le cinéma plus commercial que les cheffes opératrices peinent toujours à trouver leur place.
Avoir deux films en compétition à Cannes dans la sélection officielle, qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Un grand plaisir ! C’est la deuxième fois, puisque cela m’est déjà arrivé en 2013 avec le film d’Arnaud des Pallières Michael Kohlhaas et celui de Valeria Bruni Tedeschi Un château en Italie. Mais Les roseaux sauvages était déjà à Cannes, et ensuite j’ai eu d’autres films comme 120 battements par minute de Robin Campillo. C’est un peu un festival fétiche pour moi.
Catherine Corsini avait découvert le travail d’un photographe, Corentin Folhen, sur l’hôpital Lariboisière. Cela ne correspondait pas du tout à ce que l’on peut imaginer d’un hôpital, à savoir un milieu très blanc. C’était plutôt des photos assez denses où par exemple, il pouvait y avoir juste une petite lumière allumée dans un bureau, tout le reste étant sombre. Cela lui plaisait bien et j’ai tout de suite accroché, parce que, au début, je me disais que tout un film dans un hôpital ne serait pas très sexy en termes de décors. Nous sommes donc partis dans cette direction, d’autant que l’action se déroule de nuit dans un service d’urgences. Ne pas tout éclairer, et laisser des zones plus sombres a permis de dramatiser un peu, même si le propos est celui de la comédie.
Là aussi, des problèmes précis à surmonter durant le tournage ?
Pas particulièrement en termes d’images, mais cela s’est avéré compliqué pour les décors. Tout est censé se dérouler dans un service d’urgences, donc en décor unique. Pour les intérieurs nous étions dans le bâtiment d’Airbus à Suresnes, qui est utilisé par pas mal de tournages. Tout s’est corsé pour les extérieurs. Comme nous avons eu le soutien d’une région, il fallait tourner à Lyon. Or le second confinement est intervenu en plein tournage. Les décors lyonnais étant en majeure partie des hôpitaux, nous n’avons pas eu les autorisations. Ensuite il y a une scène de manifestation de Gilets jaunes. Nous avions l’accord de la mairie de Paris pour tourner dans le 8e arrondissement, mais au dernier moment la Préfecture a dit non. Nous avons cherché en province des décors approchant, mais là aussi il a fallu essuyer des refus préfectoraux. En fin de compte, nous avons tourné dans une cour intérieure du château de Fontainebleau, avec des fonds verts derrière les manifestants.
Les métiers de l'image ont subi des transformations sans précédent en 10 ans, et ce n'est pas fini. N'êtes-vous pas contrainte par une technique qui évolue en permanence ?
Je suis arrivée tard au numérique, j’ai vraiment attendu le dernier moment. Cela ne m’intéressait pas, je n’aimais pas ce que je voyais. Et puis le jour où Arriflex a sorti l’Alexa, je me suis dit que ce n’était pas mal. J’ai fait Michael Kohlhaas en Alexa et en fait j’ai adoré. Le numérique m’a apporté un gain de liberté. Les tournages vont plus vite, et en tant que chefs ops, on n’est plus angoissés, on ne se demande plus s’il va y avoir quelque chose sur la pellicule. Certes, il y a beaucoup d’évolutions, mais de toute façon je ne change pas de matériel. Je fais quasiment tous mes films avec la même caméra, comme à l’époque du 35 mm, je ne changeais pas de pellicule, j’ai fait tous mes films en Kodak. Les sources d’éclairage aussi évoluent sans cesse depuis l’arrivée des Leds. Dans ce cas-là c’est mon chef électro, Nicolas Dixmier, qui me propose des nouveautés. On essaie et puis on les garde ou pas.
Votre caméra fétiche, c’est l’Alexa ?
Voilà. Je n’arrive pas à passer à la Sony ou à la Red. J’ai du mal.
En tant que femme, vous êtes-vous retrouvée face à des obstacles ou des réticences qu’un homme n’aurait jamais eu à affronter ?
J’ai commencé avec Téchiné, ce qui était une super carte de visite. Ensuite, tous ceux qui m’ont proposé de faire des films n’avaient aucun problème pour tourner avec des femmes. J’ai aussi tourné avec beaucoup de réalisatrices, ce qui ne veut d’ailleurs rien dire, parce que certaines femmes préfèrent des hommes à la caméra. Je pense tout de même que j’ai eu de la chance. Mais il ne faut pas oublier que je travaille sur du cinéma d’auteur. Or c’est dans le cinéma plus commercial que les cheffes opératrices peinent toujours à trouver leur place.
Avoir deux films en compétition à Cannes dans la sélection officielle, qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Un grand plaisir ! C’est la deuxième fois, puisque cela m’est déjà arrivé en 2013 avec le film d’Arnaud des Pallières Michael Kohlhaas et celui de Valeria Bruni Tedeschi Un château en Italie. Mais Les roseaux sauvages était déjà à Cannes, et ensuite j’ai eu d’autres films comme 120 battements par minute de Robin Campillo. C’est un peu un festival fétiche pour moi.
Recueilli par Patrice Carré
© crédit photo :
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