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Cinéma

Jean-Jacques Schpoliansky : "Tant qu’il y aura des mordus de cinéma, les salles seront sauvées"

Date de publication : 13/02/2024 - 17:00

En hommage à l'ancien exploitant du Balzac, disparu la semaine dernière, nous publions ici la dernière interview qu'il nous avait donnée, quelques semaines avant de partir à la retraite, en septembre 2017.

Pourquoi, après 44 ans à la tête du Balzac, avoir choisi de partir à la retraite ?
Pour plusieurs raisons. D’abord, je sentais que je n’avais plus la même résistance. J’ai eu quelques petits accidents. Ensuite, je me suis aperçu que mes enfants ne souhaitaient pas reprendre Le Balzac. De plus, Jean Hernandez nous a quittés. Jean était assez exceptionnel, il avait du nez. Enfin, je crois que j’ai fait le tour de mes possibilités pour faire vivre Le Balzac. Je ne suis plus à un âge où je peux tout retourner. Il ne faut pas s’engager dans le combat de trop.

Qu’est-ce qui vous a convaincu de vendre le reste de vos parts à la famille Henochsberg, actionnaire à 50% du Balzac depuis 1981 ?
C’était naturel, David (Henochsberg, dirigeant d’Étoile Cinémas, Ndlr) avait déjà la moitié de la société, il possède d’autres salles de cinéma. Il était donc évident que c’était lui qui devait reprendre Le Balzac.

Vous avez incarné, à vous seul, Le Balzac pendant près d’un demi‑siècle. Comment voyez‑vous la suite ?
C’est une bonne question, à laquelle je ne peux absolument pas répondre. C’est le grand problème que j’ai : je n’ai pas de solution ni d’idée pour aller plus loin. Comme je vous l’ai dit, j’arrive à la fin d’un cycle. J’ai donné tout ce que je pouvais, et je m’aperçois que, malgré cela, les résultats des cinémas sur les Champs-Élysées sont en baisse – même si j’ai cru comprendre que c’était pire pour les circuits. Je sais très bien que je ne peux pas tout maîtriser, et qu’arrive un moment où il faut peut-être des idées neuves.

Dans quelle situation Le Balzac se trouve-t-il aujourd’hui ?
Les questions d’accès aux films et de loyers sont de plus en plus problématiques pour les indépendants à Paris… Même si je n’ai pas de souci majeur pour l’accès aux films, la situation n’est pas exceptionnelle, elle est même très moyenne. La fréquentation, elle, est en baisse. Concernant le loyer, nous avons depuis peu un nouveau bail, qui n’a pas été augmenté, mais qui s’élève tout de même à près de 200 000 € par an. Pour un cinéma d’art et essai et de recherche, c’est énorme. Ce problème est récurrent et majeur pour l’avenir. Si, dans tous les centres-villes, les loyers continuent d’augmenter à ce rythme, il n’y aura plus de salles. Elles ne seront plus qu’à la périphérie, ce qui veut dire qu’elles perdront leur relation avec les spectateurs. Il faut absolument, sans pour cela multiplier les subventions, trouver des idées originales pour redonner le goût du centre-ville en étant plus attractif.

Le Balzac bénéficie d’une Histoire très riche. Au cours de vos 44 années à sa barre, quelle a été, pour vous, l’étape la plus importante ?
Très probablement les travaux de 1993 (les trois salles ont été refaites, un bar et un lieu d’exposition emménagés dans le hall…, Ndlr), que j’ai pu mener à bien grâce à la ville de Paris et au CNC, et qui m’ont permis de lancer tout ce que je voulais faire. J’aime trois choses : le cinéma, la musique et la gastronomie. À partir de là, j’ai pu tout mélanger au Balzac. D’abord, en organisant des animations musicales. Avant, je prenais des musiciens dans la rue et je leur donnais 100 balles. J’ai d’ailleurs une anecdote assez extraordinaire sur le sujet. Un jour, des copains russes m’informent qu’ils connaissent des musiciens se rendant dans un festival d’accordéon très célèbre en province. "Ils sont géniaux, mais ils n’ont pas un sou. Si tu les prends un soir, qu’est-ce que tu peux leur proposer ?" Je leur réponds : "Mes 100 balles habituels, je ne peux pas faire mieux." Et là, je vois débarquer deux jeunes, malades, parce qu’ils avaient acheté de la nourriture – devenue avariée – à Moscou pour ne pas dépenser d’argent. Mais dès qu’ils sont arrivés sur scène, ils ont été fabuleux. Je leur ai demandé s’ils avaient quelque chose, et il se trouve qu’ils disposaient d’une multitude de cassettes. J’en ai vendu pour 10 000 francs (rires). Grâce à ça, ils ont pu vivre pendant six mois à Moscou. Depuis plus de 15 ans, nous nous sommes "professionnalisés" et proposons chaque samedi soir, en partenariat avec le Conservatoire de Paris, un mini-concert en première partie de séance.

Quel a été le souvenir le plus marquant de votre carrière ?
Probablement la soirée du 2 avril 2002. Elle traduit assez bien l’esprit du Balzac. Un jour, Pierre Gagnaire m’appelle pour me dire qu’il fait, avec Michel Bras et Olivier Roellinger (trois chefs cuisiniers, Ndlr), l’objet d’un documentaire, et me demande d’organiser une soirée au Balzac. Je lui dis : "D’accord." Il me répond : "Tu as besoin de quoi ?" "D’une centaine de places que je peux vendre au public et qui paieront Le Balzac. Je m’occupe de tout le reste, en particulier des maîtres d’hôtel". Quinze jours plus tôt, un monsieur dans la file d’attente me confie qu’il adore Le Balzac. C’était le président de l’école hôtelière Jean-Drouant. Et devinez qui j’ai trouvé comme sponsor ? Servair, qui s’occupe de la restauration sur les vols d’Air France. Ils ont dit oui tout de suite. Quant aux plateaux, ils nous ont été prêtés par McDo. J’ai donc servi des repas trois étoiles sur des plateaux McDo (rires). Nous avons eu beaucoup de grands moments. J’ai été l’un des tout premiers exploitants – avec l’aide de l’Europe, la région, la ville, le CNC… – à me doter d’un projecteur numérique, en 2003. J’ai eu une première expérience assez colossale. Saraband ayant été tourné en numérique, Bergman ne voulait pas qu’il soit exploité en 35 mm. Mais il n’y avait pratiquement pas de salles équipées à l’époque. Son distributeur, Jean-Michel Rey, lui a dit : "Il y a une salle !" Et au bout d’un an, il a dit oui. Sauf qu’à ce moment-là, j’avais des engagements envers d’autres films. J’ai donc été obligé de déplacer ce projecteur numérique, qui pesait à l’époque 90 kilos, de la salle 1 à la salle 2. Mais, la cabine de la salle 2 n’étant pas assez grande, j’ai dû installer le projecteur à l’intérieur même de la salle, avec une cabine de traducteur pour isoler le public du bruit. J’ai également enlevé huit fauteuils autour et mis un faux plancher. C’est ça, la vie d’un exploitant.

Qu’auriez-vous fait si vous n’aviez pas été "obligé" de prendre la succession de votre père à la tête du Balzac ?
De la production. Je pense que j’étais apprécié par Serge Silberman (Greenwich Films, Ndlr). Il m’avait proposé de travailler comme régisseur général avec sa femme sur son prochain projet, un petit film disait-il. C’était À nous les petites anglaises (rires). Mon père est mort juste à ce moment-là. J’ai donc repris l’exploitation, et voilà.
 
Entre la fermeture du Gaumont Ambassade l’an dernier et l’arrivée prochaine de MK2 à la place de l’UGC George V, le parc de salles des Champs-Élysées est en pleine transformation. Comment voyez-vous l’avenue évoluer ?
J’espère que MK2 enrichira la variété du parc de salles sur l’avenue. Les Champs-Élysées sont une base essentielle pour le maintien des films – du moins des salles – en centre-ville. Si les Champs abandonnent le cinéma, ça deviendra une avenue passante dans la journée et, le soir, toutes les lumières s’éteindront, ça sera morne plaine. Ce serait épouvantable. Je pense beaucoup aux Champs-Élysées. J’aime mon avenue. Je sais que beaucoup de Parisiens la délaissent, mais moi, je l’aime. Je ne veux surtout pas que, par un accident, il y ait encore moins d’endroits de relations humaines sur les Champs-Élysées. D’autant que tous les commerces seraient impactés.

Maintenant que vous êtes à la retraite, qu’allez-vous faire ? Continuerez-vous de vous investir au Balzac ?
Pour le moment, je n’ai rien planifié. Si on me demande, il n’y a pas de problème, mais je ne veux pas m’incruster. Je souhaite surtout que ma femme soit heureuse le temps qu’il me reste à vivre. Parce que j’ai beaucoup manqué à ma famille. Ma femme, par sa vigilance, sa présence, sa patience, a permis que je puisse me révéler ici. Le Balzac, c’était tous les jours, samedi et dimanche compris, mais il le fallait. J’ai eu de grands moments, que je n’aurais jamais pu connaître si je n’avais pas été présent constamment.

L’exploitation française a énormément évolué au cours des dernières décennies. Quel avenir lui entrevoyez-vous ?
Tant qu’il y aura des mordus de cinéma, les salles seront sauvées. Que ce soit via des gens comme Pascal Caucheteux qui rachète le Cinéma du Panthéon, Haut et Court ou Sophie Dulac, partout, il y a un renouveau, une continuité, une envie de reprendre des salles. Pour moi, c’est très important. Ça me rassure. Je suis heureux de voir que la France est le premier pays au monde en termes de variété cinématographique, de qualité et de quantité de salles. J’espère y avoir apporté ma petite contribution.

Propos recueillis par Kevin Bertrand
© crédit photo : Julien Lienard pour Le film français


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