Cinéma

Congrès FNCF 2024 - Christine Beauchemin-Flot et Stéphane Libs : "Le modèle que nous défendons est réellement en danger"

Date de publication : 24/09/2024 - 08:05

A l’occasion de l’assemblée générale du Scare, organisée ce mardi après-midi à Deauville, ses deux coprésidents reviennent sur les grands dossiers de l’art et essai, marqué ces derniers mois par une réforme d’ampleur et une fréquentation en berne.

Après avoir annoncé une hausse de l’enveloppe art et essai à Cannes en mai, le CNC a entériné fin juin la réforme du classement, précisant au passage les coefficients et seuils retenus pour l’instauration d’un système de surpondération et de sous-pondération des films recommandés. En êtes-vous satisfait ?
Christine Beauchemin-Flot : La réforme art et essai, que nous avons fortement et durablement appelée de nos vœux, est enfin actée, affirmant dans ses contours une plus grande sélectivité. C’est une première bonne nouvelle ! Nous nous réjouissons par ailleurs de l’augmentation de l’enveloppe à 19 M€, tout en rappelant qu’il est important que cette enveloppe soit préservée, consolidée, voire abondée. Mais, aussi, qu’un certain nombre de nos propositions aient été retenues : pondération des films, augmentation du nombre de commissions régionales, plus grande clarté de la grille…, afin de mieux apprécier le travail de chacun.e. Nous avons néanmoins des regrets sur les critères et seuils retenus pour la pondération des films : la sous-pondération à 0,5 sera appréciée selon les entrées (plus de 750 000) et non le nombre de copies. Nous considérons pourtant que le plan de sortie d’un film donne une meilleure appréciation de son exposition que ses seuls résultats. Quant à la surpondération, elle ne sera appliquée qu’aux films Recherche et Découverte à moins de 80 copies. Or seul un quart des titres sortant sur moins de 80 écrans sont labellisés Recherche et Découverte. Nous craignons donc une concentration sur ces œuvres, surtout en profondeur, au détriment de tous les autres films à moins de 80 copies et de ceux qui les diffusent. Sur la forme, les modalités de l’application de cette réforme doivent encore être précisées et définies en concertation lors de comités de pilotage que nous appelons de nos vœux, et nous sommes toujours en attente de précisions sur la mise en œuvre de la réforme (nouveaux membres des commissions à nommer, critères à préciser…). Surtout, nous espérons vivement que les dotations financières du CNC permettront d’accompagner cette réforme à la hauteur de ses ambitions, et que les écrêtements subis et déplorés les années précédentes demeureront lettre morte.
 
Militez-vous, comme certains professionnels, en faveur d’une réforme du dispositif de recommandation art et essai des films ?
C. B-F. : Nous pensons en effet qu’une réflexion doit être menée sur ce dispositif, déjà réformé en 2017 à travers la mise en place de la recommandation a priori – qui, pour mémoire, devait être une expérimentation –, sur laquelle en son temps le Scare avait exprimé de nombreuses craintes et réserves. Il faut saluer l’instauration de réunions organisées par l’Afcae avec les membres du collège de recommandation des films art et essai, afin d’interroger les critères et modalités de cette recommandation. Il nous semble important d’affirmer, à l’instar de la réforme du classement des salles, plus de sélectivité, en privilégiant la qualité plutôt que la quantité. Force est de constater qu’un grand nombre de films (trop ?) sont aujourd’hui recommandés, ce qui a des conséquences sur le classement. Mais également, pour les salles qui se situent dans des villes à concurrence, sur l’accès ou le refus de ces films par les distributeurs. Certains peuvent ainsi avoir la tentation, selon leurs intentions ou intérêts de placement de leurs films (salles art et essai versus multiplexes, en simplifiant), de ne pas donner accès aux membres du collège à la découverte de leurs films en amont de leurs sorties (via la plateforme dévolue, des projections de presse, des liens…). Ceux-ci empêchent, de la sorte, la possibilité du vote. Ce système devient ainsi, pour le distributeur, un levier pour exclure potentiellement de son plan de sortie les salles art et essai, en en privilégiant d’autres… Ces pratiques, avérées, ne nous semblent pas acceptables. De même, et toujours dans le cas de figure actuel de cette recommandation a priori, nous regrettons et déplorons l’absence d’exhaustivité dans la possibilité offerte aux membres du collège de pouvoir visionner l’ensemble des films. Par essence, il n’est a priori pas possible de voter pour un film que nous n’avons pas vu, cela en serait oublier que c’est avant tout le film qui compte ! Aussi souhaiterions-nous que le CNC, qui a mis en œuvre aux côtés de l’Afcae ce dispositif, soit en mesure d’inciter davantage, si ce n’est d’exiger, par souci d’équité, que l’ensemble des films soient soumis à ce vote, par l’obligation faite à son distributeur de le montrer au collège, la mise en place d’un système de partage des films, ou l’élargissement du nombre de membres afin de donner plus de chances à tous les titres d’être visionnés.
 
Le Festival de Cannes a aussi été l’occasion, pour la ministre de la Culture d’alors, Rachida Dati, d’annoncer plusieurs mesures en faveur de la diffusion. Comment les accueillez-vous ?
Stéphane Libs : Parmi ces propositions de mesures, il y a beaucoup de belles idées. Le "Grand plan de diffusion" et l’accès à tous, y compris dans les territoires isolés, en est évidemment une. Elle doit se construire avec les exploitants locaux, les associations régionales et le tissu associatif, qui connaissent les forces et faiblesses de la diffusion sur leur territoire. Il faut être complémentaires de celles-ci, et non se substituer à elles. Les circuits itinérants ont, eux, un besoin urgent d’équipements et de formations. Une aide de 1,5 M€, au regard de l’ampleur de la tâche, n’est donc qu’un début. De même, les postes de médiateur sont indispensables à notre activité. Se donner l’ambition de les augmenter de 25% semble important, mais cela ne représente que 25 postes au niveau national, sur les 100 déjà existants. Il faut également s’assurer que l’ensemble des régions s’emparent de la mesure, et nouer un lien fort avec les associations et syndicats régionaux pour mettre en place ces postes.
 
La fréquentation nationale a atteint de très hauts niveaux au cours des derniers mois, surpassant même les entrées pré-Covid. Est-ce également le cas au sein de l’exploitation art et essai ?
S. L. : Comme d’habitude, les salles classées fonctionnent à contre-courant. Quand, en juillet, trois-quatre titres représentaient 85% du marché, nous exposions de nombreux films et rétrospectives qui n’ont pas attiré un public conséquent. Ainsi, Vice-versa 2 ou Le comte de Monte Cristo, même sortis en décalé, réalisaient souvent les meilleurs scores des salles art et essai qui les proposaient. La peur des distributeurs de ne pas voir les spectateurs circuler à Paris pendant les JO, entre autres, les a conduits à ne sortir aucun film art et essai porteur contrairement aux années précédentes. Le désir était pourtant là, puisque les films de Cannes exploités par avance dans certains cinémas ont trouvé leur public. Il fallait attendre le 14 août et Le roman de Jim pour revoir un peu de public, qui s’est développé avec Emilia Perez.
 
A ce jour, seuls quatre films recommandés art et essai (Pauvres créatures, Emilia Perez, Il reste encore demain et La zone d’intérêt) ont attiré plus de 500 000 spectateurs dans les salles cette année. Cela vous inquiète-t-il ?
C. B-F. : Ce constat et ces résultats suscitent de nombreuses inquiétudes. En effet, les films art et essai, même dits porteurs, n’atteignent plus la barre symbolique du million d’entrées. Pour mémoire, en 2023, neuf titres recommandés avaient dépassé ce seuil. Ce phénomène semble s’accentuer au fil des années, confirmant notre sentiment et regret d’un phénomène de concentration et de polarisation sur une petite poignée de films populaires – qui sont évidemment nécessaires –, ne laissant plus la place et leur chance aux films de la diversité, que nous programmons et accompagnons aussi par un dynamique travail d’animation et de rencontres. Ces inquiétudes, au-delà des œuvres et de nos salles, s’inscrivent et se projettent aussi dans l’avenir, pouvant menacer la production et la création des films de demain, ceux d’une génération plus jeune, notamment. Ce constat interroge aussi sur la curiosité du public, plus avide de divertissement.
 
Quels sont, dans les grandes villes, les rapports entre salles classées et circuits, tendus depuis un certain nombre d’années ?
S.L. : La situation devient de plus en plus difficile depuis la sortie de la Covid. Certains films recommandés sont, en termes d’exposition, de plus en plus doublés voire triplés sur certaines villes, ce qui réduit leur durée de vie et annihile le possible bouche à oreille. Les distributeurs programment par moment par automatismes généraux, sans regarder en détails les typologies de salles-villes, le nombre d’écrans, les désirs des programmateurs, les chiffres concurrents… Il faut retrouver un niveau d’expertise plus affirmé et stopper le développement des copies "politiques", en fonctionnant au cas par cas, et ne pas écarter de manière systématique les cinémas art et essai. D’autant que dans cette assertion, ce ne sont pas toutes les salles classées qui sont privées de leur sortie, mais celles qui sont les plus exposées à la concurrence. Les sorties larges comme L’amour ouf (sur le papier recommandé et essai en raison de sa sélection en compétition à Cannes) et Monsieur Aznavour sont refusées en sortie nationale aux salles classées de grandes villes, ce qui favorise très clairement les circuits. Ce refus systématique de certains titres et le partage sur un trop grand nombre d’établissements des films recommandés conduit à une fragilisation extrême des indépendants. La situation de l’Eldorado à Dijon, en redressement judiciaire pour trouver les moyens de continuer à exister, en est un triste exemple. Cette situation risque de toucher très rapidement d’autres établissements, qui se trouvent également en extrême fragilité économique en raison de l’émiettement des entrées. Le modèle que nous défendons, de salles art et essai emblématiques et indépendantes dans toutes les villes, est réellement en danger.

Propos recueillis par Kevin Bertrand
© crédit photo : Julien Lienard pour Le film français/Martin Lagardère, Contour by Getty Images pour Le film français


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