Cinéma

Lumière 2024 - Lumineuse Isabelle Huppert

Date de publication : 18/10/2024 - 08:05

À l’écran, on vient de la voir dans Les gens d’à côté et La prisonnière de Bordeaux. À Venise, elle a été la présidente d’un jury aux choix impeccables qui a enfin sacré Pedro Almodóvar. La comédienne aux deux prix d’interprétation cannois, aux deux coupes Volpi et aux deux César poursuit sa route depuis un demi-siècle avec la même curiosité et accroche le prix Lumière à son palmarès.

Drôle d’endroit pour une rencontre. Il y a parfois des œuvres insignifiantes auxquelles la postérité se charge de donner une importance particulière. C’est le cas du premier long métrage de Nina Companeez, Faustine et le bel été (1972) dont le générique annonce l’irruption d’une nouvelle génération de comédiens, à travers la présence plus ou moins fugace de trois jeunes pousses du Conservatoire, Francis Huster, Jacques Weber et Jacques Spiesser, mais aussi d’une poignée de jeunes premières qui ne font parfois qu’un tour et puis s’en vont. Parmi elles, la future réalisatrice Virginie Thévenet, Nathalie Baye (non créditée), Isabelle Adjani et Isabelle Huppert. Un demi-siècle plus tard, la première s’est éclipsée, mais les trois dernières sont devenues les stars emblématiques de leur génération et ont trusté les récompenses les plus prestigieuses.

Présidente du jury de la dernière Mostra, Isabelle Huppert a remporté deux coupes Volpi à Venise pour Une affaire de femmes (1988) et La ­cérémonie (1995) de Claude Chabrol, l’un de ses mentors, deux prix d’interprétation à Cannes pour ­Violette Nozière (1978) de ce dernier et La pianiste (2001) de Michael Haneke. Son palmarès est l’un des plus prestigieux du cinéma mondial contemporain, sa boulimie sans égale, sous la direction de réalisatrices et de réalisateurs venus des horizons les plus lointains.

Son secret : une cinéphilie tous azimuts et une curiosité intarissable qui l’ont souvent incitée à aller au-devant de talents parfois exotiques, à l’instar du ­Philippin Brillante Mendoza et du Coréen Hong Sang-soo. Figurent aussi à son carnet de bal des Américains comme Otto ­Preminger, Joseph Losey, Hal Hartley et Ira Sachs, les Italiens Mauro Bolognini, Marco Ferreri, les frères Taviani, Marco Bellocchio et Michele ­Placido, les Polonais Andrzej Wajda et Jerzy Skolimowski, la Hongroise Márta Mészáros, le Russe Igor Minaiev, l’Allemand Werner Schroeter, ­l’Autrichien Michael Haneke, le Danois Joachim Trier, ­l’Irlandais Neil Jordan, l’Australien Paul Cox, le Chilien Raoul Ruiz et le Néerlandais Paul Verhoeven. C’est d’ailleurs ce dernier qui lui vaudra son succès international le plus retentissant avec Elle (2016) et un cortège de récompenses dont une nomination à l’Oscar de la meilleure actrice.
 
Art et vie étroitement imbriqués
Il suffit de rencontrer Isabelle Huppert pour mesurer à quel point son art et sa vie sont étroitement imbriqués. Chaque tournage appartient à son album de souvenirs et aucun de ceux qui ont compté ne s’est effacé de sa mémoire fertile, tant elle les a vécus dans sa chair. Comme ce tournant miraculeux de 1979-1980, scandé par ses rencontres formatrices avec Jean-Luc Godard sur Sauve qui peut (la vie) – dont elle expliquera en 1995 dans l’émission Le cercle de minuit : "Il ne demande rien : c’est le degré zéro du jeu et c’est évidemment ce qu’il y a de plus dur à faire" –, avec Maurice Pialat sur Loulou et avec Michael Cimino sur La porte du paradis. Au point qu’une incompatibilité de planning la contraindra à renoncer à un rôle plus conventionnel dans La femme flic. Il est vrai que les carrières se bâtissent aussi sur les projets avortés et les rendez-vous manqués et que sa rencontre avec Yves Boisset avait déjà eu lieu sur Dupont Lajoie (1975) où elle incarnait la victime du viol et de l’assassinat au cœur de l’intrigue.

Issue d’un milieu bourgeois, la jeune première enchaîne à ses débuts les emplois de filles du peuple. Avec comme point d’orgue ce rôle de pure composition qu’elle tient dans La dentellière de Claude Goretta où sa passion pour un étudiant se fracasse contre la lutte des classes et transforme la romance en tragédie sociale avec une rare cruauté. Une performance toute en retenue qui impressionnera des cinéastes aussi différents que Michael Cimino et Abbas Kiarostami.

Ce n’est que beaucoup plus tard qu’elle campera des personnages de son monde. Sans jamais forcer le trait. Au point d’incarner dans le nouveau film de Thierry Klifa, La femme la plus riche du monde, Liliane Bettencourt en personne. La comédie, Isabelle Huppert y est venue à pas comptés, d’abord avec le grinçant Coup de torchon (1981) de ­Bertrand Tavernier, puis de façon moins convaincante avec La femme de mon pote (1983) de Bertrand Blier et Sac de nœuds (1985) de Josiane Balasko où elle semble encore chercher ses marques. Elle qui ne se résout pas à sourire pour les photos, comme l’exigent les conventions sur papier glacé, n’aime rien tant que relever les défis les plus extrêmes. Comme dans Tip top (2013) de Serge Bozon, où elle arbore une plaie sanguinolente sur le visage, dont Murielle Joudet a noté dans son ouvrage passionnant ­Isabelle Huppert - Vivre ne nous regarde pas (éd. Capricci, 2018) : "L’absurde gratuité du gag transforme le corps de l’actrice en surface de jeu, c’est une machine sur laquelle le cinéaste programme une infinité de gestes, jusqu’aux plus étranges."

Isabelle Huppert a toujours quelques rôles d’avance et n’a jamais renoncé à la scène pour l’écran, même s’il lui a fallu attendre un Molière d’honneur en 2017 pour compenser ses sept nominations préalables et les deux qui ont suivi. Fidèle aux plus grands auteurs, la comédienne n’en a pas écarté pour autant certains projets au caractère commercial assumé. Elle a ainsi godillé entre des propositions flatteuses émanant d’auteurs prestigieux et de pures comédies populaires. Au lendemain de Passion de Jean-Luc Godard, elle remporte un joli succès avec Coup de foudre de Diane Kurys et enchaîne avec l’austère Gabrielle de Patrice Chéreau après le caustique Les sœurs fâchées d’Alexandra Leclère, débutante qui l’a abordée à la sortie de l’école où elles accompagnaient leurs enfants respectifs. Son duo mémorable avec Catherine Frot est porté par une méchanceté qui enrichira encore sa palette et inspirera d’autres cinéastes. Toujours avec la même implication et sans se retourner. Parce que la comédienne laisse le soin aux autres d’établir une hiérarchie oiseuse.

Il est un film parmi la carrière de l’actrice qui dévoile une partie de ses succès, le documentaire Par cœurs dans lequel elle se laisse filmer sans maquillage à Avignon par un cinéaste qui l’a déjà dirigée à une demi-douzaine de reprises, des Ailes de la colombe (1981) à Eva (2018), Benoît Jacquot. Son jeu avec une caméra miniaturisée s’y avère aussi fascinant que les doutes qu’exprime la comédienne en répétant inlassablement les mêmes mots pour les faire résonner comme elle l’entend. Tout en faisant la part des choses entre elle et les personnages qu’elle incarne car, comme elle l’affirmait en 2016 dans une table ronde animée par Fabienne Pascaud, "l’acteur n’est absolument pas ému par le film qu’il fait".
 
Le plaisir et l’exigence
L’une des particularités d’Isabelle Huppert est d’avoir exploré le cinéma dans ses moindres recoins et d’avoir souvent tourné à plusieurs reprises avec les mêmes réalisateurs. Comme pour élever la barre de leurs ambitions réciproques et prolonger leur plaisir mutuel. Avec toujours cette même curiosité insatiable qui va de pair avec une cinéphilie à l’affût des nouveaux talents et des cinématographies les plus exotiques où elle réussit toujours à se faire une petite place. Sans échafauder pour autant ce qu’on appelle un plan de carrière en bonne et due forme. Qui en France et même dans le monde peut se targuer d’une telle filmographie ? Le site de référence IMDb la crédite de plus de 150 rôles en un demi-siècle. Et c’est compter sans sa boulimie de théâtre qui lui a valu d’être dirigée par des metteurs en scène tels que Robert Hossein, Claude Régy, Bob Wilson, Jacques Lassalle, Luc Bondy, Ivo van Hove ou Romeo Castellucci.

Mais aussi ses devoirs professionnels, ses obligations mondaines et sa vie de famille qu’elle a toujours préservée. Son mari depuis plus de quatre décennies, Ronald Chammah l’a dirigée dans son unique long métrage comme réalisateur, Milan noir (1988), avant de s’imposer comme un défenseur du patrimoine en tant que distributeur, exploitant, éditeur vidéo et parfois producteur, sous l’égide des Films du Camélia et de Camélia Cinémas qui a aidé l’actrice à soutenir certains auteurs, dont récemment Élise Girard avec Sidonie au Japon. Et puis, il y a des films qui en ont appelé d’autres le plus naturellement du monde, comme La syndicaliste (2022) de Jean-Paul Salomé a succédé à La daronne (2019) sous le signe de la complicité et de la jubilation. Il s’est pourtant écoulé plus de trois décennies entre les deux collaborations d’Isabelle Huppert avec André Téchiné, Les sœurs Brontë (1979) et Les gens d’à côté (2024), et près d’un quart de siècle entre Saint-Cyr (2000) et La prisonnière de Bordeaux (2024) de Patricia Mazuy. Toute une vie de cinéma sous le double signe du plaisir et de l’exigence !
 
Filmographie sélective :
1974 : Les valseuses de Bertrand Blier
1975 : Aloïse de Liliane de Kermadec
1976 : Le juge et l’assassin de Bertrand Tavernier
1977 : La dentellière de Claude Goretta
1978 : Violette Nozière de Claude Chabrol
1980 : Loulou de Maurice Pialat
La porte du paradis de Michael Cimino
1982 : Passion de Jean-Luc Godard
1983 : Coup de foudre de Diane Kurys
1988 : Une affaire de femmes de Claude Chabrol
1994 : L’inondation d’Igor Minaïev
1995 : La cérémonie de Claude Chabrol
2000 : Saint-Cyr de Patricia Mazuy
2001 : La pianiste de Michael Haneke
2004 : Les sœurs fâchées d’Alexandra Leclère
2005 : Gabrielle de Patrice Chéreau
2008 : Home d’Ursula Meier
2012 : Captive de Brillante Mendoza
2016 : L’avenir de Mia Hansen-Løve
Elle de Paul Verhoeven
2017 : La caméra de Claire de Hong Sangsoo
2020 : La daronne de Jean-Paul Salomé
2022 : La syndicaliste de Jean-Paul Salomé
2023 : Mon crime de François Ozon
2024 : La prisonnière de Bordeaux de Patricia Mazuy
2025 : La femme la plus riche du monde de Thierry Klifa

Jean-Philippe Guérand
© crédit photo : Julien Lienard pour LFF


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