Tribune : Qui veut la mort de la critique ?
Date de publication : 09/11/2024 - 22:57
À la dernière Mostra de Venise, de nombreuses équipes de films très attendus ont refusé d’accorder des interviews. Cette posture a provoqué l’indignation de la critique internationale. Une lettre ouverte initiée par le journaliste indépendant Marco Consoli a rapidement gagné en visibilité.
Nous, Syndicat français de la critique de cinéma, prenons part à cette protestation. Quand le dialogue entre critique et créateurs disparaît, laissant place à des conférences de presse formatées aux propos convenus, les films deviennent les accessoires décoratifs des grands festivals de cinéma, vidés de leur substance.
La critique de cinéma existe encore, mais pour combien de temps ? Chaque jour, nous luttons pour préserver cet espace de réflexion dans un paysage médiatique en constante mutation. Face aux éditeurs de presse, il nous faut sans cesse défendre la critique, tout comme le cinéma d’auteur, en équilibre fragile avec les productions grand public et leurs vedettes bankables. À l’extérieur, une menace plus sérieuse encore, pèse sur la critique cinématographique : les stratégies marketing des puissants studios.
Pour remporter un succès de masse et rentabiliser des films coûteux, l’industrie du cinéma fait le choix mercantile de court-circuiter les médias traditionnels pour atteindre directement le public. L’effacement de la critique par les serviteurs de la communication - des influenceurs choisis, omniprésents sur les réseaux sociaux - est en marche. Parce que les grands studios préfèrent la promotion à la question, ils achètent leurs voix et les promeuvent en nouvelles figures d’autorité du discours cinématographique. Leur docilité envers les intérêts commerciaux fait des influenceurs des porte-paroles serviles.
La critique ne se laisse pas acheter. Nous refusons d’être les clients de multinationales du cinéma, qui n’ont de cesse de vouloir plier la critique à leur logique promotionnelle, à l’instar des influenceurs. Les conditions imposées par ces géants constituent des formes de pressions inacceptables : embargos jusqu’au jour de la sortie du film ; interviews après la vision de simples extraits ; questions censurées sous peine d’interruption de l’entretien ; interdiction d’enregistrer les interviews avec nos propres appareils ; journalistes blacklistés pour avoir osé critiquer. Elles piétinent notre liberté et notre indépendance.
Nous alertons sur le danger d’une ère qui éclipse la pluralité des voix et des perspectives, dans le brouillard épais de la confusion virale, où les idées s’effacent. Les réseaux sociaux produisent des contenus volatiles, tandis que la critique forge un corpus durable. Elle ne se contente pas d’analyser l’instant : elle archive, elle participe activement à la construction d’une histoire du cinéma.
L’autre ennemi qui guette tout art, et la mission de la critique est de l’en prémunir, est l’uniformisation. Si nous laissons faire, c’est toute la diversité du cinéma qui en pâtira. Les films deviendront des produits standardisés destinés à satisfaire les attentes d’un public infantilisé. Que restera-t-il du désir, de la singularité, de l’audace, quand tout sera vitrifié par le marketing et la communication ?
Nous refusons un monde sans analyse critique du cinéma. La critique est le miroir du cinéma, un reflet qui n’a pas toujours à être flatteur. Comme Jiminy Cricket pour Pinocchio, elle en est la conscience, l’empêchant de se mentir à lui-même. En interrogeant les œuvres et leurs créateurs, ainsi que les cadres idéologiques qui les sous-tendent, la critique évite que le cinéma ne se réduise à un simple vecteur de validation des idées dominantes.
Les films sont des œuvres réfléchies par leurs auteurs. Leur pensée appelle de la pensée. La critique n’en a pas le monopole, mais elle relie les œuvres aux spectateurs. Elle accompagne notre présent et se projette vers notre futur. Elle y inscrit les films qui nous aident à vivre, à aimer, à réfléchir nos existences et notre monde. Elle montre le sens, l’impact social, politique et esthétique des œuvres. Sans l’existence d’une critique qui sert parfois de révélateur, certains films auraient-ils trouvé le même écho ?
Nous en appelons aux créateurs, auteurs, techniciens, festivals de cinéma : unissons nos forces pour défendre un art porté par une critique vivante et indépendante.
Retrouvez la tribune du Syndicat français de la critique de cinéma et des films de télévision (SFCC), publiée par Le Monde ce week-end, alertant sur la "situation critique" de la profession.
Après de multiples incidents survenus à la Mostra de Venise et aux festival de San Sebastián entre la presse internationale et des talents américains de plus en plus capricieux, eux-mêmes à la merci de communicants inconséquents, le Syndicat français de la critique de cinéma et des films de télévision (SFCC) publie une tribune sur le site du Monde pour alerter la profession et le public sur cette situation… critique.
Nous reproduisons ici cette tribune in extenso.
Qui veut la mort de la critique ?
À la dernière Mostra de Venise, de nombreuses équipes de films très attendus ont refusé d’accorder des interviews. Cette posture a provoqué l’indignation de la critique internationale. Une lettre ouverte initiée par le journaliste indépendant Marco Consoli a rapidement gagné en visibilité.
Nous, Syndicat français de la critique de cinéma, prenons part à cette protestation. Quand le dialogue entre critique et créateurs disparaît, laissant place à des conférences de presse formatées aux propos convenus, les films deviennent les accessoires décoratifs des grands festivals de cinéma, vidés de leur substance.
La critique de cinéma existe encore, mais pour combien de temps ? Chaque jour, nous luttons pour préserver cet espace de réflexion dans un paysage médiatique en constante mutation. Face aux éditeurs de presse, il nous faut sans cesse défendre la critique, tout comme le cinéma d’auteur, en équilibre fragile avec les productions grand public et leurs vedettes bankables. À l’extérieur, une menace plus sérieuse encore, pèse sur la critique cinématographique : les stratégies marketing des puissants studios.
Pour remporter un succès de masse et rentabiliser des films coûteux, l’industrie du cinéma fait le choix mercantile de court-circuiter les médias traditionnels pour atteindre directement le public. L’effacement de la critique par les serviteurs de la communication - des influenceurs choisis, omniprésents sur les réseaux sociaux - est en marche. Parce que les grands studios préfèrent la promotion à la question, ils achètent leurs voix et les promeuvent en nouvelles figures d’autorité du discours cinématographique. Leur docilité envers les intérêts commerciaux fait des influenceurs des porte-paroles serviles.
La critique ne se laisse pas acheter. Nous refusons d’être les clients de multinationales du cinéma, qui n’ont de cesse de vouloir plier la critique à leur logique promotionnelle, à l’instar des influenceurs. Les conditions imposées par ces géants constituent des formes de pressions inacceptables : embargos jusqu’au jour de la sortie du film ; interviews après la vision de simples extraits ; questions censurées sous peine d’interruption de l’entretien ; interdiction d’enregistrer les interviews avec nos propres appareils ; journalistes blacklistés pour avoir osé critiquer. Elles piétinent notre liberté et notre indépendance.
Nous alertons sur le danger d’une ère qui éclipse la pluralité des voix et des perspectives, dans le brouillard épais de la confusion virale, où les idées s’effacent. Les réseaux sociaux produisent des contenus volatiles, tandis que la critique forge un corpus durable. Elle ne se contente pas d’analyser l’instant : elle archive, elle participe activement à la construction d’une histoire du cinéma.
L’autre ennemi qui guette tout art, et la mission de la critique est de l’en prémunir, est l’uniformisation. Si nous laissons faire, c’est toute la diversité du cinéma qui en pâtira. Les films deviendront des produits standardisés destinés à satisfaire les attentes d’un public infantilisé. Que restera-t-il du désir, de la singularité, de l’audace, quand tout sera vitrifié par le marketing et la communication ?
Nous refusons un monde sans analyse critique du cinéma. La critique est le miroir du cinéma, un reflet qui n’a pas toujours à être flatteur. Comme Jiminy Cricket pour Pinocchio, elle en est la conscience, l’empêchant de se mentir à lui-même. En interrogeant les œuvres et leurs créateurs, ainsi que les cadres idéologiques qui les sous-tendent, la critique évite que le cinéma ne se réduise à un simple vecteur de validation des idées dominantes.
Les films sont des œuvres réfléchies par leurs auteurs. Leur pensée appelle de la pensée. La critique n’en a pas le monopole, mais elle relie les œuvres aux spectateurs. Elle accompagne notre présent et se projette vers notre futur. Elle y inscrit les films qui nous aident à vivre, à aimer, à réfléchir nos existences et notre monde. Elle montre le sens, l’impact social, politique et esthétique des œuvres. Sans l’existence d’une critique qui sert parfois de révélateur, certains films auraient-ils trouvé le même écho ?
Nous en appelons aux créateurs, auteurs, techniciens, festivals de cinéma : unissons nos forces pour défendre un art porté par une critique vivante et indépendante.
Jean Philippe Guerand
© crédit photo : DR
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