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Digital

Lumière MIFC 2018 - La VàD à la rescousse du patrimoine

Date de publication : 16/10/2018 - 08:45

“Nous sommes des passeurs de mémoire”, aime à répéter Bertrand Tavernier. C’est aussi l’une des fonctions assignées aux services de vidéo à la demande pour lesquels l’histoire du 7e art fait parfois office de mine sinon de manne. 

Paris a beau conserver son titre envié de ville du monde où l’on peut découvrir en permanence le plus grand nombre de films différents, du présent comme du passé, la dématérialisation du cinéma a engendré de nouvelles pratiques au sein desquelles la VàD (et la SVàD) occupe désormais une place de choix, malgré la prolifération toujours conséquente du piratage.
L’essor récent des plateformes américaines Netflix (­opérationnelle sur le territoire français depuis ­septembre 2014) et ­Amazon Prime Video (lancée en décembre 2016), véritables robinets à images bien décidés à faire table rase du passé, ne doit toutefois pas occulter la place accordée à notre mémoire collective dans ce domaine à travers la mise en valeur des classiques restaurés. Mais pas seulement…
En contre-­partie, les Français ont salué l’apparition, plus discrète, de ­FilmStruck, disponible sur iOS, Android, Apple TV et ­Amazon Fire TV. Cette émanation de ­Turner Classic Movies, créée en novembre 2016 aux États-Unis, où elle ­diffuse également le prestigieux catalogue ­Criterion, répond à l’irrésistible tropisme des cinéphiles pour d’autres rivages, plus anciens, mais néanmoins parés du nec plus ultra de la modernité technologique.
Autre site atypique, FilmDoo propose depuis l’été 2014 des films à louer et d’autres à regarder gratuitement, en bâtissant une communauté internationale exponentielle autour de ce concept participatif. Sa spécificité : les 40 000 œuvres proposées sont originaires de plus de 125 pays et présentées par les internautes eux-mêmes sans la moindre censure. Le passé y est par ailleurs imbriqué dans le présent à travers d’innombrables playlists établies par les visiteurs qui présentent parfois de divines surprises… bien que les titres plébiscités ne soient pas toujours matériellement accessibles au visionnage. Il est révolu le temps où l’on découvrait dans une étude de Novatris sur les "Pratiques de la VàD", publiée par le CNC en décembre 2006, que les films français et américains anciens représentaient 13,8% des programmes ­téléchargés en VàD. Douze ans plus tard, il est en outre difficile ­d’estimer le nombre réel de longs métrages disponibles sur les 110 plateformes opérant sur le territoire français, référencées par l’Observatoire audiovisuel européen.

Au sein de cette proposition globale, il apparaît toutefois que le cinéma de patrimoine occupe une place à part et répond à une demande active du public. Le leader dans ce domaine, Orange, dispose d’un parc de plus de 6 millions de box dans les foyers français et revendique une offre globale de 22 500 programmes, parmi lesquels figurent 8 000 films, dont environ une moitié de français. L’opérateur a lancé, il y a moins de deux ans, un chantier ambitieux en direction du patrimoine, qui dépasse la simple démarche commerciale, son objectif consistant à élargir au maximum sa proposition en allant vers des œuvres moins connues. Pour cela, il a conclu des accords spécifiques avec 55 partenaires actifs à ce jour, dont les principaux détenteurs de droits du 7e art français que sont Gaumont, Pathé, TF1 Studio et Studiocanal. Son ­but est double : proposer l’intégralité de l’offre digitale de leurs catalogues, mais aussi accompagner en temps réel leur effort de numérisation. Orange s’est ainsi impliqué récemment auprès de TF1 Studio sur huit titres, avec engagement de diffusion sur sa plateforme VàD. Détail révélateur : sur les quelque 600 longs du catalogue Gaumont en matériel restauré proposés aujourd’hui par Orange, un sondage effectué sur une semaine du mois de septembre a révélé que 532 d’entre eux avaient été loués au moins une fois, c’est-à-dire 89% de l’offre. Même constat sur FilmoTV où toutes les œuvres proposées sont regardées, même si les chiffres peuvent varier considérablement d’un titre à l’autre. La preuve que le patrimoine fait vraiment figure de produit d’appel, possède un réel potentiel commercial et répond à une demande concrète. Il apparaît toutefois “très compliqué d’en tirer des leçons”, nuance Pierre Bildstein, le directeur des programmes de la plateforme VàD Orange. Son rival principal, VOD ­Factory de SFR, propose au total 20 000 longs émanant de 70 fournisseurs de contenus, toutes catégories confondues, émissions et séries incluses.

LE CINEMA DE PATRIMOINE 2.0

L’ancienneté des titres contraste avec la modernité des nouveaux moyens de diffusion et le souci constant des plateformes dans la course au progrès. Mais ce paradoxe n’est qu’illusoire. Dans les faits, cette préoccupation technologique passe par l’accompagnement des nouveaux formats, ceux-ci n’étant pas réservés exclusivement aux films les plus récents, comme l'on pourrait être tenté de le croire. C’est ainsi qu’Orange propose, depuis mars 2017, quelque 150 œuvres au format ultra HD, ainsi que 50 en son Dolby Atmos. Parmi cette offre, figure notamment la version restaurée par SND de La Belle et la Bête de Jean Cocteau, qui se voit ainsi pourvue du nec plus ultra de la modernité pour conquérir de nouvelles générations, pas nécessairement rompues à la pratique du noir et blanc. Mais chaque site cultive sa différence, à l’instar de Canalplay qui déploie un effort particulier en direction des 4 millions de sourds et  malentendants, en leur ­proposant des sous-titres spécifiques dès que cela s’avère possible, une démarche à laquelle souscrit autant que possible Gaumont, avec le soutien du CNC.
Il est significatif que les plateformes généralistes jouent désormais toutes ou presque la carte du patrimoine. Les enquêtes les plus récentes accréditent la thèse selon laquelle l’approche du cinéma de répertoire passe désormais par des outils dématérialisés qui induisent de nouvelles habitudes de consommation. Ordinateurs, téléphones ­portables, tablettes et consoles de jeux se sont substitués à la télévision et aux clubs de location vidéo, d’où la nécessité de réformer la redevance audiovisuelle, jugée tardive par une bonne partie des professionnels, tant les lignes ont bougé au cours des deux dernières décennies.
Jérôme Soulet, directeur musique, vidéo, télévision et nouveaux médias chez Gaumont Vidéo, dresse un constat sans appel de la situation, en confirmant que le patrimoine constitue désormais un enjeu majeur pour les cinéphiles comme pour les technophiles, deux populations plus proches qu’on ne pourrait l’imaginer, même si, sur une plateforme géné­raliste, le business se résume à une équation spectaculaire : 10% des films concentrent 90% des transactions. Il apparaît, en outre, que l’éditorialisation favorise la sélectivité. Résultat, sur une plateforme spécialisée, l’on monte à 30% pour 90% des transactions. D’où l’intérêt de jouer sur les deux tableaux pour les détenteurs de droits qui traitent à la fois avec les généralistes et avec les spécialistes, en adaptant leur offre à la demande.

Le millier de films parlants que comprend le ­catalogue Gaumont est un gisement en ébullition constante qui fait l’objet d’accords-cadres avec les ­différentes ­plateformes. Outre l’offre pléthorique d’Orange, 400 titres sont disponibles sur iTunes France, 400 sur Canalplay, 300 sur le site de TF1, autant sur la VOD ­Factory de SFR, et 161 sur FilmoTV, dont l’identité repose sur une approche éditorialisée visant une cible différente de ses concurrents. Selon Jean Ollé-Laprune, son directeur cinéma, cette plateforme dédiée au 7e art, qui fonctionne à la fois par abonnement et sous forme d’achats à l’acte, propose en permanence un choix de 700 longs, dont 100 sont renouvelés tous les mois et parmi lesquels le patrimoine représente quelque 160 œuvres en octobre. En termes de consommation, le cinéma antérieur à 1970 ­correspond à 20% du volume total. La section consacrée aux éditions originales disponibles en VàD comporte, quant à elle, 180 copies restaurées.

DES CONTENUS EXCLUSIFS

La spécificité de FilmoTV réside dans le souci qu’elle accorde à la contextualisation des films proposés, qu’il s’agisse de modules de présentation, d’entretiens, de making of ou d’émissions spécifiques produites par le site. Autant de bonus qui contribuent à fidéliser une ­clientèle toujours prompte à réagir et à formuler des suggestions de ­programmation. Une fois par mois, Denis Parent anime Le salon, tandis que Christophe Lemaire propose Le ­bistro. Certains titres font, par ailleurs, l’objet de traitements particuliers, qui peuvent prendre la forme d’émissions spéciales, mais aussi de la diffusion de programmes préexistants ­disponibles. La plateforme peut, en outre, se targuer d’avoir réalisé, à ce jour, 250 interviews de réalisateurs et d’alimenter ainsi de façon continue la mémoire collective, à l’usage du présent, mais aussi sans doute de l’avenir.
Précision importante : tous ces suppléments qui contribuent à l’identité du site et à la fidélisation de ses visiteurs sont proposés en accès libre, indépendamment des œuvres qu’ils ­accompagnent. Ils fonctionnent donc comme une véritable vitrine pour les amateurs de 7e art.
Pour Jérôme Soulet de Gaumont, “il est plus que jamais fondamental de créer une animation à la fois éditoriale et commerciale autour des titres pour les mettre en valeur”. Par exemple, en créant des liens transversaux sur les ­plateformes où sont mis en place des outils de ­recommandation incitatifs, en partant du principe qu’un spectateur qui a apprécié un acteur ou remarqué le nom d’un cinéaste sur un générique sera peut-être tenté d’en découvrir davantage. Un parti pris développé par FilmoTV où ont été mises en place des passerelles parfois sophistiquées entre les différentes sections, avec l’objectif assumé de faire voyager les visiteurs d’un long à l’autre, en intégrant autant que possible le patrimoine, le site pouvant consacrer un cycle à Marcel Aymé, un autre aux films muets tournés par Maurice Chevalier ou autour d’une thématique particulière (les poursuites, les casses, etc.), tout en proposant des classiques plus établis, en invitant Antoine Sire à venir parler de Jean Harlow ou Jean Becker à commenter sa filmographie. C’est également le parti pris de LaCinetek (cf. encadré ci-dessous), dont la singularité est nourrie par deux principes fondateurs : la ­nostalgie et la pédagogie. Elle vise notamment les étudiants en cinéma, à l’usage desquels elle propose des bonus exclusifs, à commencer par des interventions de cinq à dix minutes des réalisateurs invités qui s’expriment sur leurs films de chevet dans un élan de prosélytisme assumé.

UNE REALITE ECONOMIQUE VIOLENTE

L’acquisition des titres de patrimoine est devenue aujourd’hui un enjeu crucial pour toutes les plateformes dont les acheteurs écument les marchés spécialisés, du ­Mipcom au Marché du film classique organisé dans le cadre du ­Festival Lumière. Reste que les sites de VàD les plus ­fragiles se heurtent à une réalité économique ­parfois ­violente, notamment quand il s’agit de négocier avec ­certaines majors hollywoodiennes, qui préfèrent vendre leurs catalogues entiers plutôt qu’au détail, face à des ­acheteurs plus sélectifs.
Les perles rares restent ­évidemment très convoitées et les spécialistes estiment à 3 ou 4% les œuvres impossibles à diffuser en raison de l’opposition déclarée de leurs ayants droit, le plus célèbre restant le fils de Jean Eustache. Le patrimoine est, en effet, un terrain de chasse (de plus en plus) clairement délimité, dont la pierre angulaire se compose de deux éléments : l’obtention des droits et la disponibilité du matériel. Par ailleurs, la dynamique des restaurations a engendré un cycle vertueux qui fait qu’un titre retrouve presque systématiquement, avec cette nouvelle jeunesse technologique, un potentiel ­commercial non négligeable, qui passe parfois par des ­ressorties en salle, souvent par des éditions DVD et Blu-ray et systématiquement par une diffusion sur les différentes plateformes VàD, où la soif de l’inédit s’avère fondamentale. Comme le souligne justement Jean ­Ollé-Laprune, au-delà de l’identité strictement patrimoniale des œuvres, “c’est en montrant les films qu’on les valorise, mais il faut éviter de les considérer comme des pièces de musée”. La véritable concurrence vient aujourd’hui des chaînes de télévision et, surtout, de leurs services de rattrapage, qui ont considérablement accru la visibilité des titres en donnant aux spectateurs la liberté de ne plus dépendre des grilles de programmes. Il s’agit aussi là d’un phénomène générationnel promis à se développer. Ultime paradoxe que pointait récemment une étude du CNC répertoriant le nombre de longs métrages disponibles sur les multiples supports existants, malgré la dématérialisation tous azimuts, le plus exhaustif reste aujourd’hui encore… le DVD ! 


Et aussi : LACINETEK CHANGE DE MODELE ECONOMIQUE

Autoproclamée “cinémathèque des réalisateurs”, LaCinetek a longtemps fonctionné à l’acte, ses visiteurs visionnant l’un ou l’autre des films proposés par un cinéaste au sein de son panthéon personnel, soit en les louant (2,99 € en SD et 3,99 € en HD à l’unité), soit en les achetant (7,99 € en SD et 9,99 € en HD). La difficulté consistait pour le site, lancé en novembre 2015, à négocier les droits des œuvres citées et à trouver le moyen matériel de les montrer, l’état de la copie étant toujours spécifié. Sur le millier de titres que propose aujourd’hui LaCinetek, un quart est inédit en VàD, ce qui permet à son délégué général, Jean-Baptiste Viaud, de revendiquer le statut de pionnier dans ce domaine. La renommée de la plateforme rend aujourd’hui les négociations de droits un peu plus faciles, comme l’atteste l’accord conclu avec la Warner, fin 2017, portant sur 130 œuvres de son catalogue. Au total, plus de 350 longs métrages exclusifs ont été proposés par 63 réalisateurs depuis le lancement. Difficile, en revanche, d’établir un profil fiable des utilisateurs en se basant sur leurs choix. Le top 10 des films les plus regardés reflète cette diversité (cf. ci-dessous).
Accessible aux abonnés Freebox depuis juin et désireuse de s’accoutumer aux usages de consommation des 18-25 ans, adeptes de la SVàD, LaCinetek, qui a connu un accroissement de 175% du nombre de locations depuis début 2017, propose désormais un abonnement mensuel à 2,99 € et sans engagement. Il donne accès à dix œuvres, accompagnées de bonus exclusifs renouvelés tous les 10 du mois. Il est également possible de s’abonner pour 12 mois, moyennant 30 € et 59 € avec 12 titres en VàD à la carte.
Soutenue par le programme Media depuis 2017, LaCinetek prépare son ouverture en Allemagne et en Autriche, qui devrait coïncider en février 2019 avec la prochaine Berlinale, et pour laquelle elle a établi un partenariat avec une plateforme locale de cinéma indépendant afin de permettre à son internationalisation de surmonter les problèmes de territorialité liés aux négociations de droits.

TOP 10 des films les plus regardés sur LaCinetek
1 Conversation secrète de Francis Ford Coppola
2 La chèvre de Francis Veber
3 Les quatre cents coups de François Truffaut
4 Théorème de Pier Paolo Pasolini
5 Meurtre mystérieux à Manhattan de Woody Allen
6 L’homme de Rio de Philippe de Broca
7 Blade Runner de Ridley Scott
8 Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) d’Arnaud Desplechin
9 La règle du jeu de Jean Renoir
10 Les aventures de Rabbi Jacob de Gérard Oury

Jean-Philippe Guerand


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