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MAGHRÉBIN

de chaque instant

KAOUTHER BEN HANIA © DR

matique Dora Bouchoucha. Autre caractéristique assez forte, Réalisatrice et présidente du jury de la Semaine de la critique.
certains films de la région sont des productions majoritaires
françaises. Par ailleurs, beaucoup de producteurs ont une Peut-on parler d’une nouvelle vague de cinéastes en provenance du Maghreb?
structure au Maghreb et une autre en France. “Tout cela C’est une réalité qui a émergé ces dix dernières années. Pas seulement au Maghreb
contribue au fait qu’une attention très forte est portée au d’ailleurs. Une créativité et un foisonnement existent parce que le Printemps arabe est
développement. Et la réflexion intègre aussi bien les points passé par là. Il a impacté pas mal de choses, car la jeunesse a une réelle soif de s’exprimer, surtout en Tunisie.
artistiques que financiers”, reprend Rémi Bonhomme. Même Nous avons fait la révolution, il n’y a plus de censure et la parole s’est libérée. Donc, cela a beaucoup dynamisé
si leur attention se porte sur l’ensemble du monde arabe et le cinéma. Et à présent, dans tous les grands festivals, il y a toujours au moins un film tunisien.
du continent africain, les Ateliers de l’Atlas, créés en 2018,
jouent donc de facto un rôle clé pour le cinéma maghrébin. Qu’est ce qui pourrait distinguer le cinéma de cette nouvelle génération de celui qui existait avant?
D’autant que les producteurs locaux peuvent s’appuyer sur Je pense d’abord que ce sont des films qui ressemblent à leurs auteurs. Ils captent quelque chose qui est dans l’air
plusieurs dispositifs, du moins dans deux pays. Au Maroc, du temps, de l’ordre de la vitalité et de la revendication. Et il y a aussi un œil cinéphile très nourri par le cinéma,
le financement de la production des films dépend presque parce que nous ne sommes pas isolés du monde. Ces films, qu’ils soient tunisiens, algériens ou marocains,
exclusivement des fonds de soutien du Centre cinémato- parlent à tout le monde. Ils ont un aspect universel mais avec des histoires très locales tout en s’inscrivant dans
graphique marocain (CCM) ainsi que de la contribution la continuité de l’Histoire du cinéma. Et ils construisent cet édifice. Ce sont aussi des œuvres de cinéphiles
ponctuelle de certaines chaînes de télévision publique. décomplexés qui aiment les films de genre, le polar, tout un cinéma que l’on a tendance à mépriser dans certains
Assez stable dans ses financements, le CCM possède la cercles. Nous essayons de nous les approprier. Je pense que c’est la caractéristique majeure.
particularité d’être l’un des plus anciens établissements
publics chargés de la réglementation et de la promotion Vous êtes toujours obligés de passer par la coproduction. C’est bénéfique ou cela a des effets pervers?
du cinéma dans le monde puisqu’il a été créé par le Dahir De ma propre expérience, cela a été bénéfique bien sûr. La Tunisie subventionne le cinéma, mais les sommes
du 8 janvier 1944, à l’époque du protectorat français. 60 restent assez modestes pour des films de plus en plus ambitieux. Nous passons donc par la coproduction que
millions de dirhams (5,7 M€) sont alloués annuellement je trouve enrichissante à plusieurs égards. Cela implique de travailler avec des gens de plusieurs horizons, et
à la production, soit les montants les plus importants de enrichit le parcours du film en lui donnant la possibilité d’exister dans plusieurs pays. Mon long métrage, L’homme
la région. “Nous avons bénéficié d’une vraie volonté poli- qui a vendu sa peau, a été coproduit avec l’Allemagne, la Suède et la Belgique. Plusieurs pays sont impliqués
tique impulsée par le roi, mais cela comporte tout de même ce qui fait qu’il existe ensuite dans ces territoires-là et devient aussi un titre allemand ou suédois. Ça lui donne
quelques bémols, détaille la productrice Lamia Chraibi. Les plus de rayonnement et d’existence.
lois n’ont quasiment pas évolué depuis plus de 60 ans et
mériteraient une sérieuse adaptation. Par ailleurs, certains Vos films sont de plus en plus vus sur leur territoire originel…
producteurs sont devenus des rentiers. Comme les sommes En Tunisie, il y a un phénomène assez exceptionnel en termes de distribution et de réseau de salles. Les films
allouées peuvent aller jusqu’à 700000 €, beaucoup font tunisiens sont ceux qui marchent le mieux. Il y a une raison à cela. Les gens ne se déplacent pas pour voir
leurs films uniquement avec cet argent, même si les textes Spiderman qui est piraté et qu’ils voient chez eux. Mais quand un film tunisien est programmé, ils se déplacent
imposent de trouver au moins un tiers du budget global ail- en masse car ils ont une vraie soif de voir des personnages qui leur ressemblent à l’écran, des gens de leur voi-
leurs. Ils produisent donc des œuvres dont le niveau sinage, de leur ville. Faire la tournée en Tunisie avec mes films pour débattre avec le public est toujours un vrai
plaisir. On sent ce besoin d’être représentés, d’avoir une voix, grâce à des artistes qui s’expriment et réfléchissent.

Propos recueillis par Patrice Carré

20 mai 2022
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