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32 ENQUÊTE

LE CINÉMA ALGÉRIEN
INDÉPENDANT ÉTAIT TRÈS
FRAGILE MAIS OFFRAIT DE
BELLES PROMESSES. OR ON
ASSISTE À SA MISE À MORT
PAR LE GOUVERNEMENT.

Sofia Djama, réalisatrice

© SUPERNOVA FILMS/POETIK FILM/BLAST FILM manière instinctive car je pensais qu’elles comprendraient
ma démarche. Et ça a été le cas”, précise-t-elle.
Ashkal de Youssef Chebbi (Quinzaine des réalisateurs). Hamich. Heureusement, la production exécutive a permis En Algérie, la situation est tout simplement dramatique. “Le
depuis longtemps de structurer le secteur, le Maroc étant cinéma algérien indépendant était très fragile mais offrait
de qualité est assez médiocre, car une production une destination incontournable pour de nombreux tour- de belles promesses. Or on assiste à sa mise à mort par le
ne peut s’améliorer qu’en entrant en contact avec les exi- nages. Saïd Hamich a ainsi coproduit et géré la production gouvernement”, explique abruptement Sofia Djama. Réali-
gences du marché international.” Lamia Chraibi fait partie exécutive du film de Philippe Faucon, Harkis, sélectionné à satrice des Bienheureux, présenté en 2017 à Venise dans la
des rares producteurs, avec Saïd Hamich et Nabil Ayouch la Quinzaine. section Orrizonti, elle prépare son deuxième long métrage,
(qui a produit dernièrement Le bleu du caftan), qui cherchent Jeudi moins le quart à Alger. Le fait est que le 31 décembre
à mettre en place des coproductions en ne se satisfaisant SITUATION TENDUE EN TUNISIE, dernier, le Fonds de développement de l’art, de la technique
pas seulement de l’argent du CCM. Saïd Hamich produit CATASTROPHIQUE EN ALGÉRIE et de l’industrie cinématographique (Fdatic), seul dispositif
actuellement le nouvel opus de Faouzi Bensaïdi, Déserts. public de soutien à la création cinématographique du pays,
“C’est un film à 1,4 M€-1,5 M€, ce qui correspond au plafond En Tunisie, la Commission d’encouragement à la production n’a pas été renouvelé. Créé en 1967, il distribuait un mon-
de verre pour ce type de cinéma. Je travaille avec quatre pays cinématographique attribue une subvention par décision du tant de 200 millions de dinars algériens (1,3 M€) par an.
et j’ai réuni 15 sources de financement différentes. C’est un ministre chargé de la Culture via le budget du Centre natio- “C’est grâce à ce fonds que l’Algérie a eu une Palme d’or en
montage complexe par rapport à des devis assez restreints”, nal du cinéma et de l’image (CNCI), créé six mois après la 1975 pour Chronique des années de braise de Mohammed
indique-t-il. Cependant, une période d’incertitude vient de révolution, en septembre 2011. Si une nouvelle génération de Lakhdar-Hamina. Cela a contribué à l’image de l’Algérie”,
s’ouvrir après le départ en octobre dernier du directeur du réalisateurs a pu rapidement émerger avec des œuvres d’un se désole le producteur Boualem Ziani. La disparition du
CCM, Sarim Fassi-Fihri, écarté notamment sous la pression très haut niveau de qualité, les pouvoirs publics tunisiens Fdatic est intervenue dans le cadre de la loi de finances,
de la Chambre nationale des producteurs de films (CNPF), ne semblent toujours pas avoir pris la mesure de cet essor. 65 fonds étant dans le viseur des pouvoirs publics qui ont
de nombreux professionnels lui reprochant des pratiques Alors que la nouvelle de trois titres tunisiens sélectionnés à entamé une lutte sans merci contre la corruption. Ce n’est
abusives et une absence totale de soutien lors de la pandé- Cannes venait de tomber, la ministre de la Culture a brutale- donc pas le cinéma en tant que tel qui était visé, mais plutôt
mie. Depuis, la direction du Centre est toujours assurée par ment limogé, le 4 mai, sans raison apparente, Slim Dargachi, un ensemble de pratiques jugées opaques. Mais les profes-
intérim. “Certes, le fonds est ambitieux et il est déterminant le directeur général du CNCI, laissant ses équipes sous le sionnels algériens sont ulcérés par le fait que rien n’ait été
pour beaucoup de titres. Mais nous manquons de visibilité choc. Un bien mauvais signal. “C’est un pas en arrière car anticipé. “Le ministère de la Culture ne s’est pas préparé
sur la façon dont il va fonctionner. Or quand vous produisez on attend depuis quelques années que ce centre ait vérita- en amont. Personne n’a réfléchi à la façon de remplacer ce
sur le long terme, il vous faut de la visibilité”, souligne Saïd blement une raison d’être. Toutes les commissions d’aide à fonds, poursuit Boualem Ziani. La Première ministre nous
la production sont gérées par le ministère de la Culture, de a reçus en tant que producteurs et nous a rassurés. Mais
LE FONDS (DU CENTRE même que tout ce qui est autorisations de tournage. Le CNCI depuis, une nouvelle ministre de la Culture est arrivée. Cette
CINÉMATOGRAPHIQUE n’a toujours pas les outils qui lui permettraient de jouer un instabilité de la tutelle nous renvoie une image opaque. On
MAROCAIN) EST AMBITIEUX rôle clé dans la gestion du secteur”, regrette le producteur ne sait pas où on va.”
ET IL EST DÉTERMINANT Imed Marzouk. Tandis que la production est en grand danger, la distribu-
POUR BEAUCOUP DE TITRES. Autre sujet d’inquiétude, le fait que le montant des sub- tion et l’exploitation sont à l’agonie. La situation est d’autant
MAIS NOUS MANQUONS ventions diminue. “Au début des années 1990, l’aide à plus paradoxale que le nouveau président de la République,
DE VISIBILITÉ SUR LA FAÇON la production pour un long métrage tunisien de fiction Abdelmadjid Tebboune, a évoqué le cinéma dès son inves-
DONT IL VA FONCTIONNER. était d’environ 500 000 dinars. La dernière commission, titure en décembre 2019, créant un secrétariat d’État chargé
qui a délibéré en février 2022, a donné entre 350 000 et de l’Industrie cinématographique. Mais ce dernier a été sup-
Saïd Hamich, producteur 400 000 dinars (110 000 à 125 000 €). C’est un recul très primé au bout d’une année, et ses attributions ont été trans-
net”, explique Habib Attia, qui produit notamment les films férées au ministère de la Culture. “Je ne crois pas qu’il y ait
© LUXBOX de Kaouther Ben Hania. Par ailleurs, la lenteur du processus une envie de tuer le cinéma. Je pense en revanche qu’il n’y a
de subvention, une seule commission se réunissant par an, plus les compétences nécessaires pour mener une stratégie
amène certains cinéastes à se lancer sans aucune aide. quelconque. Il n’y a aucune vision. C’est normal que tout
C’est le cas d’Erige Sehiri, dont le premier long métrage de s’effondre”, estime Yacine Bouaziz qui a notamment produit,
fiction, Sous les figues, a enthousiasmé la Quinzaine: “Je me en coproduction avec In Vivo Films, Abou Leila d’Amin Sidi-
suis dit que je tenais quelque chose et que j’allais le faire. Boumédiène, sélectionné à la Semaine de la critique en 2019.
Je montrerai ces images et je trouverai de l’argent. J’ai donc “Je fais partie de ceux qui ont déposé un dossier lors de la
fait les choses à l’envers, mais je ne suis pas la seule. Cela dernière commission. Mais je n’ai aucune nouvelle. Nous
a été très stressant en tant que productrice mais, en même sommes totalement abandonnés”, poursuit-il. Même écho
temps, c’était très libérateur de ne pas être dans cette attente de la part de la comédienne, scénariste et productrice Adila
du ministère de la Culture, qui vous répond un an plus tard Bendimerad, qui produit, avec Damien Ounouri, La dernière
et vous donne l’argent six mois après.” La réalisatrice s’est reine, réalisé par ce dernier. “À la base, nous ne sommes pas
tournée vers Palmyre Badinier (Akka Films en Suisse) qui producteurs. Nous le sommes devenus par nécessité pour
avait coproduit son premier documentaire, La voie normale, sauver nos œuvres. Nous sommes en train de finir la copie
puis a contacté Didar Domehri en France. “Je l’ai fait de de travail et nous essayons de trouver d’autres solutions.
Mais nous allons devoir faire face à un endettement lourd,
Sous les figues d’Erige Sehiri car l’État ne nous donne pas l’argent prévu et qui nous est dû.
(Quinzaine des realisateurs). Nous le ressentons comme une trahison”, explique-t-elle. Et
comme si la situation n’était pas assez tendue, le ministère de
la Culture vient de créer une commission destinée à délivrer
les autorisations de tournage après lecture du scénario. Ce
qui était une formalité purement technique s’apparente à
présent à une forme de contrôle. “Autant déposer la demande
directement au ministère de l’Intérieur”, peste Sofia Djama.
Entrée en fonction le 19 février dernier, la nouvelle ministre
de la Culture, Soraya Mouloudji, n’a toujours pas rencontré
la profession. ❖

20 mai 2022
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