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Trois ans après La loi du marché, pour lequel Vincent
Lindon a reçu le prix d’interprétation à Cannes,
STÉPHANE En guerre. L’occasion de revenir sur l’origine du projet
le cinéaste retrouve la compétition officielle avec
BRIZE
et sa méthode de production. SYLVAIN DEVARIEUX
Réalisateur et scénariste
© JULIEN LIENARD POUR “LE FILM FRANÇAIS” comme un porte-étendard. Si je m’engage DES GENS SOUFFRENT À CAUSE D’UN
quelque part, c’est à narrer les dysfonction-
nements du monde. C’est là ma légitimité.
Mais je ne suis le porte-parole de personne.
Ce serait plus compliqué pour moi car mes SYSTÈME ORGANISÉ AUTOUR DE LOIS
Comment est né En guerre ? films deviendraient partisans et auraient AU SERVICE DE QUELQUES-UNS ET AU
L’idée a germé juste après La loi du marché. moins de portée. Dans En guerre, je m’auto- DÉTRIMENT DU PLUS GRAND NOMBRE.
Ce dernier marque, pour moi, la découverte rise à opposer des argumentaires qui ont
d’une légitimité à m’emparer de sujets dits chacun leur légitimité. Quand bien même
politiques, dans le sens qu’ils renvoient au je choisis ensuite où placer la caméra, ce
fonctionnement de la cité. Avant, je ressen- qui provoque une forme d’empathie avec La forme d’En guerre emprunte difficile, aujourd’hui, de réunir un budget
tais une certaine pudeur. Peut-être parce que un personnage. beaucoup au documentaire… conséquent sur ce type de projets. C’est
je ne me sentais pas assez au point pour tra- Oui, j’emprunte des formes, comme celles une réalité objective : faire un nouveau long
vailler cette matière. Avec La loi du marché, Vincent Lindon a été récompensé du documentaire. Mais, paradoxalement, ensemble, avec Vincent Lindon et Nord-
je mettais enfin en scène un personnage d’un prix d’interprétation à Cannes alors que mon intention est de traduire par Ouest Production, et ce malgré La loi du
en lien direct avec le monde dans lequel il voilà trois ans pour La loi du marché. la forme une sensation proche du réel, je marché – qui a prouvé que nous pouvions
évolue. Ce que je trouve tout à fait passion- Dans ce nouveau long, n’ai jamais eu autant l’impression de faire toucher beaucoup de gens –, ne nous met
nant. Ce film a aussi créé la rencontre avec son rôle reste central mais de la fiction. Tout est préparé, il y a un texte, pas à l’abri de certaines difficultés. Il n’est
Xavier Mathieu [syndicaliste iconique de la sa fonction est totalement une mise en scène, c’est répété, désiré, des- pas simple de réunir 3 M€ ! Dans En guerre,
lutte des employés de l’usine Continental différente… siné. Pour autant, mon travail est de faire on compte beaucoup de monde à l’écran,
de Clairoix, dits “les Conti”, Ndlr], qui m’a Parce que c’est un film de groupe. Seule- croire que j’ai tout saisi à l’instant où cela plusieurs caméras qui tournent en même
introduit dans un monde que je connaissais ment, il reste centré sur le point de vue de se passe. Mais peut-être est-ce propre à ce temps, ce qui a un coût. Tourner en si peu
finalement assez peu. En voyant La saga son personnage, qui est présent dans toutes sujet ? Il est possible que je remette cette temps, en 23 jours, était nécessaire car je
des Conti de Jérôme Palteau, j’ai été mar- les scènes. Au cœur du dispositif filmique, pratique en cause sur un prochain projet. sentais intuitivement qu’il fallait calquer
qué par l’émotion du collectif. Cela m’avait Vincent n’occupe pas du tout la même place l’énergie du tournage sur celle du combat
éminemment touché. Ensuite, il y a évidem- que dans La loi du marché. C’est le leader, Dans ce film, la musique se fait de salariés en lutte. Mais en même temps,
ment l’épisode de la chemise déchirée des le porte-parole du groupe, et pourtant les moins discrète que dans cela tombait bien car nous n’avions guère
cadres d’Air France, en 2015. Une image personnages autour de lui existent, ont une les précédents. Elle accompagne les moyens de faire autrement.
colossale, dont la violence a occulté tota- vraie fonction. C’était ce qui m’intéressait. tous les moments de tension
lement, en s’affichant sur tous les écrans D’autant que c’est la première fois que je et prend une vraie place dans Cette année, on remarque que
du monde, la démarche des salariés, ce qui réalise un film avec autant de personnages la narration… beaucoup de films des différentes
présidait à leur colère. J’ai été choqué par à l’écran. Avant, jamais je ne faisais figu- En fait, j’ai toujours utilisé la musique sélections cannoises évoquent
les discours de politiques qui stigmatisaient rer plus de trois personnes dans le cadre. comme une ligne d’écriture que ni l’image la guerre, jusqu’à y faire référence
ces gens. La violence découlait ici de la Au-delà, je trouvais cela angoissant. Pour ni le texte ne pouvaient traduire. Seulement, dans le titre. Est-ce une tendance
colère, et cette dernière était la conséquence ce long, je retrouvais au minimum 20 per- jusque-là, je n’y avais recours que pour tra- chez les cinéastes actuels d’illustrer
d’une souffrance. J’avais envie de faire un sonnes sur le plateau, et je me sentais duire la psyché du personnage principal. un conflit ?
film pour légitimer la colère. Évidemment, bien. J’ai adoré ces moments, ces scènes J’ai toujours ressenti une certaine pudeur Les réalisateurs et les auteurs traduisent
certains vont m’accuser de légitimer la vio- vivantes. C’est passionnant d’entendre à en faire usage. Je l’envisageais peut-être la vibration de leur époque. Et si cette der-
lence, or ce n’est pas du tout ça. La colère ces gens parler. Chacun apporte successi- plus comme un trucage. Dans En guerre, elle nière est guerrière, brutale, violente, cela
est saine quand elle exprime quelque chose. vement sa vérité, qui s’oppose à celle des devient plus prépondérante car elle illustre va forcément apparaître dans leurs œuvres
C’est quand elle est stigmatisée, sans être autres. Comme des grilles de lecture du la colère d’un groupe. De fait, on va surtout comme dans leurs titres. C’est un constat
exprimée ou entendue, qu’elle engendre évi- monde qui ne se superposent plus. s’en souvenir pour sa puissance. Alors qu’à intéressant. D’autant que ce film, avant qu’il
demment une violence. Des gens souffrent à de nombreux moments, elle marque aussi ne s’intitule En guerre, s’appelait Un autre
cause d’un système organisé autour de lois des temps en suspens. monde. Or, je ressens notre époque, notre
au service de quelques-uns et au détriment monde, comme un état de guerre
du plus grand nombre. C’est un constat Comme pour La loi du marché,
objectif. Je ne peux m’empêcher de voir là vous êtes, avec En guerre, sur une Avez-vous d’autres projets à venir ?
un dysfonctionnement. économie de production maîtrisée. Disons que j’ai toujours le projet de scruter
Y a-t-il aussi, dans ce modèle, certains dysfonctionnements, mais pas
Vous considérez-vous une recherche de légitimité ? forcément à l’endroit des ouvriers. Je trouve
comme engagé ? Non. Produire de manière, disons, peut-être passionnant de réfléchir à la manière dont
La question est posée à chaque fois, mais plus vertueuse ne résulte aucunement d’une les individus se meuvent à l’intérieur d’un
j’ai un problème avec ce mot : “engagé”. Je quête de légitimité. Il s’agit surtout d’une système qui me semble d’une brutalité
crains à chaque fois que l’on me considère réponse mécanique au fait qu’il est plus sans nom.
15 mai 2018
www.lefilmfrancais.com
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